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malgré lui. Tel qu’il est cependant, ce budget est un document révélateur. Il est parfaitement balancé sans doute en roubles et kopecks ; mais, pour arriver à ce résultat, M. Kniajevitch, l’auteur de cette œuvre financière, met au nombre des recettes destinées à couvrir les dépenses ordinaires le reste d’un précédent emprunt, montant à 60 millions de francs, ce qui ne laisse pas d’intimider au seuil d’un nouvel emprunt. M. Kniajevitch a compté de plus sur un accroissement de recettes provenant de l’augmentation récente des divers impôts sur le timbre, ports de lettres, douanes, etc., ce qui est assez problématique et n’est point l’effet ordinaire de ces sortes de mesures. Ce qui est grave surtout, c’est, si l’on peut ainsi parler le caractère moral du budget. Que voit-on en effet ? Les dépenses s’élèvent en totalité à 294 millions de roubles, et sur ce chiffre l’armée et la marine seules absorbent 132 millions ; encore faudrait-il y joindre 6 millions pour les pensions, ce qui porterait le chiffre des dépenses militaires presque à la moitié du budget total. À côté de cela, l’instruction publique pour plus de soixante-dix millions d’habitans coûte Il millions ! Il y a dans les recettes un trait qui n’est pas moins caractéristique : ces recettes sont évaluées dans leur ensemble à 295 millions de roubles, et sur cette somme 123 millions viennent du produit seul des eaux-de-vie. La vente des eaux-de-vie est passée récemment, il est vrai, du système de l’affermage, qui était plein de révoltans abus, au régime de l’accise, qui sera appliqué en 1863. Le fait essentiel ne subsiste pas moins. Ainsi l’empire des tsars repose, pour la moitié de ses ressources, sur l’usage de la boisson la plus démoralisante. Par une combinaison aussi dangereuse qu’étrange, la prospérité financière, même la sécurité du trésor, est liée au développement d’un vice qui est la plaie de la Russie ! Déficit matériel si la sobriété progresse, déficit moral si les recettes sont florissantes, telle est la terrible et périlleuse alternative sur laquelle repose le budget, qui appelle assurément de plus énergiques remèdes que la transformation du système des fermes de l’eau-de-vie en accise ou le perfectionnement de quelques mécanismes financiers, qui provoque de plus vastes réformes, dont la nécessité et la possibilité, au surplus, se lient désormais à la situation tout entière de la Russie.

C’est cette situation générale qui éclaire de leur vrai jour toutes les réformes tentées jusqu’ici, qui révèle ce qu’elles ont d’insuffisant, d’incomplet, de suspensif en quelque sorte, et ce qu’il y a de singulièrement remarquable en présence du gouvernement, dont l’action est embarrassée de mille incertitudes, c’est l’intervention croissante, spontanée de l’opinion dans la politique, dans la discussion des intérêts qui s’agitent. Ce qu’il y a de curieux, c’est le mouvement des esprits et de la société tout entière aux prises avec