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logis oriental ; il partageait sa demeure avec un vieux capitaine de son régiment, le capitaine Herwig. Cet officier vivait en compagnie d’une grande fille de dix-sept ans qui se nommait Dorothée, comme l’héroïne du poème le plus accompli de Goethe. Herwig avait une existence et un caractère qui faisaient de sa seule personne une compensation suffisante pour toutes les qualités régulières dont était dépourvue la légion. Comme il arrive fréquemment du reste, la bonhomie de ses allures et l’excessive douceur de ses mœurs ne l’empêchaient point d’être compté parmi les plus énergiques soldats. Il était né dans cette Alsace si sérieusement éprise de tout ce qui touche le métier des armes. Il s’était engagé dans un régiment d’infanterie, où sa bonne conduite et sa belle écriture l’avaient fait parvenir rapidement au grade de sergent-major. Dans cette situation, il avait connu à Strasbourg, où il tenait garnison, la fille d’un officier en retraite, et il s’était livré pour cette jeune personne à une affection d’une ingénuité toute germanique. Herwig ne concevait dans un roman amoureux que deux chapitres : les fiançailles et le mariage. Pour arriver à ce but suprême, l’épaulette lui était indispensable. Il avait donc redoublé de soin, d’application, de zèle dans le service, et le jour était arrivé enfin où il avait pu entrer dans cette glorieuse et modeste corporation de la chevalerie moderne que l’on appelle le corps d’officiers. A peine sous-lieutenant, il s’était marié intrépidement, envisageant d’un œil calme les épreuves réservées à ces couples laborieux qui traversent dans toute sa longueur la carrière militaire. Le ciel lui avait fait le présent touchant, mais onéreux, d’une fille. Ce brave homme s’était senti possédé alors du désir immodéré d’arriver au grade de capitaine. Ce grade est déjà, dans une profession où l’on demande si peu à la fortune, une sorte de havre que l’on s’applaudit d’avoir atteint. Il entra dans un régiment qui s’embarquait pour l’Afrique, pays fait pour être cher à son cœur paternel, car il pouvait y acheter avec du sang ce qui lui semblait nécessaire à l’avenir de sa fille. Aussi ne ménagea-t-il point la monnaie sacrée qui seule était à son service. On peut même dire qu’il en fut trop prodigue : il dépassa son but.

Il parvint en effet au grade de capitaine; mais il y parvint avec de telles blessures, qu’on fut obligé (j’emploie les mots techniques) de le mettre en retrait d’emploi pour infirmités temporaires. Il se rappela heureusement qu’il avait dans une ville de la Lorraine une sœur qui tenait un pensionnat. L’ancien sergent-major profita de ses connaissances en comptabilité pour aller occuper les fonctions de caissier chez cette vieille fille, qui par bonheur remplaça la mère que Dorothée venait de perdre; mais quoi qu’en dise d’une manière si touchante cet aimable proverbe : Dieu ménage le vent aux brebis tondues, il y a de pauvres brebis tondues que d’implacables bises