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lumière. Le capitaine Herwig fut appelé à un service qui le retint quarante-huit heures hors de son logis. Pendant ce temps, Laërte et Dorothée, libres de se voir en pleine familiarité et à toute heure, se livrèrent à cette magnificence d’oubli qui est le don vraiment royal de l’amour. Laërte ne se rappelait plus rien des graves événemens de son passé ; à peine savait-il par instans pourquoi il était venu en Afrique. Quand il voyait Dorothée errer dans la cour de la maison mauresque, offrant au soleil sa chevelure blonde qui devenait un nid de rayons d’or et lançant du fond de ses grands yeux noirs des regards qui tombaient sur lui enivrans et lumineux comme des fleurs magiques, il insultait dans son cœur, avec une imprudente arrogance, à toutes les tristesses de la vie. Il lui semblait qu’il était entré dans l’enveloppe des dieux antiques, que cette triste et mystérieuse liqueur créée pour des libations expiatoires, le sang de l’homme, avait été remplacée dans ses veines par la vive et joyeuse essence qui animait les corps immortels.

Quelquefois sa caressante rêverie prenait un autre tour. Quand Dorothée, dont le grand charme était de changer sans cesse d’aspect, venait à lui les yeux baissés d’un pas droit et calme avec un port d’une grâce presque austère, il s’imaginait qu’il était uni à elle par des liens sacrés. Il la prenait pour une épouse armée du pouvoir de faire oublier tous les dons funestes, de contre-tem.ps, d’amertume et de froideur, prodigués par les puissances de l’enfer à l’œuvre la plus pure et, si l’on peut parler ainsi, la plus audacieuse de Dieu, — le mariage. Évidemment Dorothée se plaisait à éveiller et à prolonger en lui cette dernière illusion. Elle aimait à lui rendre avec un enjouement conjugal toute sorte de petits soins domestiques. Elle disposait le coussin où il devait s’asseoir ; elle lui apportait sa pipe, puis se plaçait à ses côtés avec un air tendre et recueilli. Après avoir promené la conversation sur les mille riens où se complaît la radieuse paresse des âmes amoureuses, elle l’interrogeait tout à coup avec une douce autorité sur les choses les plus sérieuses et les plus intimes de sa vie. Par un singulier phénomène ou d’égoïsme, ou de pitié, Laërte trouvait le moyen de répondre à ces questions sans prononcer le mot terrible qui aurait sur-le-champ détruit tous les enchantemens dont il était entouré : il revenait sans cesse sur les scènes de ses jeunes années, il peignait son caractère, ses goûts, la société brillante où il avait été transporté au sortir de son vieux château de Hongrie, et il ne disait rien de la créature abandonnée qu’il avait entrepris un jour d’associer à ses destins. Telle était son ivresse que ce secret ne pesait même pas sur son cœur.

Le capitaine Herwig revint, mais son retour ne dissipa point la trompeuse félicité dont jouissaient les deux amans. On connaît