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d’un jour funeste; l’autre figure était vivante, seulement elle avait des formes confuses et une attitude indistincte. Il ne savait si elle était debout ou agenouillée, menaçante ou en pleurs. Ce qui la dérobait à ses yeux était le voile qu’il n’avait jamais pu soulever. Il sentit sur ses lèvres le nom de sa femme. Il fit alors un effort désespéré pour ne point parler, mais des mots terribles venaient sur sa bouche et s’y agitaient comme ces effrayantes paroles que nous prononçons malgré nous dans l’agonie des mauvais rêves. Tandis qu’il soutenait cette lutte, la pensée de Dorothée poursuivait sa marche; la jeune fille en était déjà venue à croire que des considérations d’un ordre indigne causaient seules le silence de son amant.

— Ah ! reprit-elle avec désespoir, tu es irrité, j’en suis certaine, des paroles que je viens de prononcer, et tu te méprends sur le sentiment qui me les a inspirées. Je te jure que jamais je n’avais songé à porter le titre de ta femme : tout à l’heure encore, rien n’était plus loin de mon esprit qu’une semblable ambition ; mais ce que j’ai dit est irréparable pour moi aussi bien que pour toi. L’amour meurt d’un seul refus, quoique tout ce qu’il demande soit au-dessous de lui; toute limite le brise ou le rend fou. Toi qui es mon Dieu, si je t’avais demandé une étoile, je te maudirais de ne pas me la donner. Oui, je n’avais jamais souhaité d’être ta femme; oui, ce nom-là ne pourrait rien ajouter à ma tendresse, ni même, je le crois, à mon bonheur; mais puisqu’en cherchant dans mon pauvre esprit torturé ce qui pouvait me causer quelque soulagement, j’ai eu le malheur de te faire une demande que je regrette, cette demande, je la répète : voudrais-tu de moi pour ta femme?

— Il y a, répondit Laërte, des choses qui ne m’appartiennent plus. Quelqu’un porte en Allemagne ce nom que tu me demandes. J’ai oublié près de toi une créature qui est vivante : je suis marié.

Ce fut Dorothée à son tour qui garda le silence : l’action des paroles meurtrières est capricieuse comme celle des poisons; puis ses joues se couvrirent de rougeur, ses yeux brillèrent d’un éclat singulier. Elle se prit à dire d’une voix qui trahissait l’ardeur d’une fièvre subite : — Adieu, Laërte! adieu, monsieur le comte Zabori! Je ne sais pas encore ce que vous avez fait de moi. Si tu m’avais dit plus tôt le secret que je t’ai arraché, ce qui m’ébranle si violemment à cette heure m’aurait peut-être trouvée indifférente; mais ce sera toujours une chose effrayante qu’une créature humaine se dépouillant tout à coup d’un masque, et juge donc ce que cela doit être quand ce masque est le visage même que l’on a passionnément aimé. Puis, vois-tu, Laërte, reprit-elle avec la navrante ironie de ceux qu’égare la douleur, un homme marié sera toujours un personnage malencontreux pour une jeune fille. Tu n’es plus ce héros libre et