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seulement quelques tirailleurs appartenant au bataillon d’Afrique, et commandés cette fois encore par le capitaine Bautzen. D’autres tirailleurs fournis par un régiment d’infanterie légère le flanquaient à droite et à gauche. Les plus farouches paysages de Salvator Rosa reproduisent une nature souriante auprès du site que l’on traversait. Ces lieux désordonnés prêtaient un égal appui à toutes les aventureuses hypothèses où s’égare l’imagination des géologues. On pouvait en attribuer la saisissante confusion aussi bien à l’éruption de la flamme qu’à l’invasion des eaux. Çà et là s’élevaient des blocs d’un granit dur et poli qui semblaient avoir reçu le baiser des vagues et connu les secrets de l’Océan. A côté de ces mornes et froides pierres se montrait un sol empourpré qui paraissait receler encore toute l’énergie du feu. Quel que fût du reste le cataclysme qu’on voulût donner pour origine à ce site, ce que l’on ne pouvait nier devant cette réunion d’admirables et monstrueux objets, c’était l’existence d’une de ces luttes que les poètes ont expliquées par les géans et leurs combats. Cette terre offrait de toutes parts des blessures et des cicatrices. Aussi les arbres mêmes qu’elle portait avaient-ils une expression de tristesse ou de terreur. Tandis que les uns s’élevaient droits et sombres, comme des témoins ou des juges, les autres avaient des attitudes violentes et désespérées de victimes. On eût dit qu’ils voulaient fuir; leurs racines tordues s’arrachaient au sol, et leurs têtes se penchaient sur les gouffres, prises de vertige.

Nul de ces détails n’échappait à Zabori. Malgré son origine hongroise, la fée germanique l’avait baisé au front, et même dans le tumulte des batailles il se sentait quelquefois dévoré par cet idéal de l’air et de la verdure qui faisait mourir Novalis d’une soif inassouvie jusque sur le sein humide des gazons. A tout un ordre de jouissances poétiques venait s’ajouter pour lui une autre espèce de jouissances qu’il savait encore plus vivement apprécier. Le danger était comme la Galatée de Virgile : il se cachait derrière chaque touffe d’arbres; pas une pierre, pas un bouquet de feuillage qui ne pût receler un fusil. Parfois même déjà, dans la légion, plus d’un œil exercé avait cru voir, tantôt accroupies et tantôt s’enfuyant, quelques figures de Kabyles. Zabori entendait derrière lui ces mille propos de soldats qui soutiennent si gaîment l’intérêt de la guerre.

— Je gage, disait le curé Mérino, que ce n’est pas une pierre, mais un Kabyle.

— C’est une pierre, lui répondit la cuisinier de la compagnie, une pierre comme il m’en faudrait deux ce soir pour poser la marmite.

— Crois-en le curé Mérino, reprenait une troisième voix. Il en