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prête l’oreille aux paroles du maître et devient pensif et rêveur, de l’adorable tête du saint Jean, de ce bouillant et indigné saint Pierre, et du Judas enfin, chef-d’œuvre de bassesse sans grossière exagération? Ce n’est pas comme dans la Cène de Giotto une sorte de hideux Kalmouk; il y a de la beauté dans ses traits, mais le regard est trouble et l’expression est basse. Comment faire voir, faire sentir tout cela seulement par des mots? La photographie n’en a donné jusqu’ici et n’en donnera jamais qu’une imparfaite image, la clarté n’étant pas assez vive sous une voûte aussi épaisse. Il n’y aurait donc que la gravure qui pourrait divulguer ce trésor, et encore la gravure telle que la pratiquait Jesi, fidèle aux grandes traditions, interprète exacte et vivante. La mort n’a pas permis à ce vaillant artiste de terminer sa tâche; elle l’a surpris lorsqu’il venait d’achever son dessin, lorsque déjà il commençait à attaquer le cuivre. Ce beau dessin est encore à Florence; je voudrais qu’il fût à Paris. L’acquérir, le placer au Louvre, ne serait-ce pas une heureuse conquête? Qui sait même si, à la vue de ce dessin complet et terminé, de ces contours exquis, de cette composition si chastement poétique et d’un effet si neuf dans son ancienneté, l’idée de conduire à fin l’entreprise de Jesi, d’exécuter sa planche, ne naîtrait pas au cœur de quelque graveur français?

Nous ne saurions mieux terminer ce complément d’étude sur la fresque de S. Onofrio qu’en rendant un public hommage à l’homme qui la connaissait le mieux. Personne n’a jamais aimé Raphaël comme l’aimait Jesi; personne ne l’a si bien compris et étudié d’aussi près. Il avait voué sa vie à cette fresque du premier jour qu’il l’avait vue; il en sentait les beautés avec un amour que l’étude rendait plus ardent tous les jours. Je n’ai pas besoin de dire que la question d’origine n’existait pas à ses yeux. Il avait cent raisons techniques que je n’ai pas même indiquées, et qui pour lui équivalaient au plus clair des documens écrits. Parmi les œuvres de Raphaël, il n’en connaissait pas de plus incontestables que cette fresque. On l’aurait mis à la torture sans lui faire confesser qu’elle n’était pas de lui.


L. VITET.