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Jamais par la splendeur du beau
Sa face ne fut éblouie.

L’enfant qui s’arrête à le voir
À son soleil ne fait point d’ombre ;
Pour lui, le monde c’est du noir,
Comme au naufragé la mer sombre !

Ni reflet vague, ni lueur :
À fond de cale est sa pensée ;
Rien que le jour intérieur
Pour éclairer la traversée !

Impassible sous son abri,
Il promène ses longs doigts maigres,
Et de loin son air favori
M’arrive à l’oreille en sons aigres.

Cet air autrefois m’a bercé :
La simplicité m’en est chère ;
Mais qu’il est triste, ainsi faussé !
C’est : « Que ne suis-je la fougère ! »

Pauvre vieillard, aveugle-né,
Comprends-tu ta chanson naïve,
Toi dont jamais l’œil étonné
N’a vu forêt, campagne ou rive ?

« Que ne suis-je !… » Ah ! tu ferais mieux
D’être le brin d’herbe qui pousse,
Ou bien l’insecte au vol joyeux
Qui vient s’ébattre sur la mousse !

Pour toi, la nature est un mot
Plein de promesse et de mystère !
L’ombre et la nuit, voilà ton lot.
Dans ta prison, dors solitaire !

Parfois ton aspect m’a rempli
D’inquiétude et d’épouvante ;
Je n’ai pu te couvrir d’oubli,
Sphinx de chair, énigme vivante !

Sur ce pont, j’ai passé souvent
Depuis ma lointaine jeunesse,
Hâtant le pas ou bien rêvant,
Dans la joie ou dans la tristesse.