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habitent « la sainte Asie, » et le peuple des Amazones, et la multitude farouche des Scythes nomades. — Prométhée continue à se plaindre de l’ingratitude des dieux régnans, qui lui doivent leur pouvoir. C’est l’esprit, l’esprit dans son sens le plus général, qui permet aux dieux de régner et aux hommes de se civiliser. Prométhée décrit aussi les bienfaits dont ceux-ci lui sont redevables. « Auparavant, dit-il, leur vie n’était qu’un rêve. Ils regardaient sans voir, écoutaient sans entendre, n’avaient qu’un amas confus de sensations semblables à celles qu’on éprouve dans les songes. Ils ne savaient ni construire des maisons de brique, ni travailler le bois. Ils habitaient sous la terre, comme des fourmis, blottis dans des antres obscurs. Ils ne savaient prévoir ni l’hiver, ni le printemps fleuri, ni l’été qui donne les fruits. Ils vivaient sans rien connaître, lorsque je vins à eux et leur appris à observer les astres et leur cours. J’inventai pour eux les nombres et les lettres. Le premier, je soumis au joug les cavales que leurs colliers dirigent, et pour épargner au corps mortel des hommes de pénibles fatigues, j’attelai aux chars les chevaux rongeant leur frein. Nul autre que moi n’a inventé ces véhicules qui voguent sur les mers en déployant leurs ailes. » C’est lui aussi qui a appris aux hommes, livrés auparavant sans défense à toutes les maladies, à composer les boissons salutaires, ainsi qu’à interpréter les songes, les augures, les entrailles des victimes, les voix mystérieuses de la nature. « Et les trésors que la terre dérobait aux hommes, l’airain, le fer, l’argent et l’or, qui, si ce n’est moi, oserait dire qu’il les a découverts ? » Nulle part on ne voit mieux comment l’antique Pramantha des traditions aryennes est insensiblement devenu le génie civilisateur de l’humanité.

Tout à coup des paroles entrecoupées, des cris de douleur se font entendre. C’est la « vierge cornigère, » Io[1], aiguillonnée sans relâche par un taon furieux qui la force à parcourir la terre entière sans lui accorder un moment de repos. Sa sympathie pour Prométhée, dont la vue lui fait un moment oublier ses propres douleurs, s’explique aisément. Elle ressent comme lui pour l’idéal, pour la gloire et la puissance, un attrait que la fatalité rend irrésistible et. qui fait son tourment. Elle aussi naguère avait des

  1. Io, dans la fable grecque ordinaire, est une personnification de la lune, dont Jupiter ou le ciel est épris, mais que Junon jalouse fait espionner par Argus aux cent yeux (le ciel étoilé). Mercure, dieu du crépuscule, parvient toutefois à endormir le vigilant gardien. Io était donc une déesse lunaire qui fut supplantée dans la suite par les déesses congénères Hécate, Diane et Séléné. La Lune, conçue comme Io, est l’astre errant sans cesse, comme si elle était poursuivie par un implacable aiguillon, dans les plaines solitaires du firmament, jusqu’à ce qu’elle arrive enfin, après toutes ses transformations, au repos et à la couche de Jupiter. Sa métamorphose en génisse est suggérée par les cornes du croissant.