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temps présent, elle s’est donné la mission d’asseoir un spiritualisme nouveau sur la base de l’expérience. Chacun a apporté sa part à l’œuvre commune, Maine de Biran son génie d’observation intérieure, Royer-Collard sa dialectique puissante, M. Cousin son goût du grand et du beau, sa force d’initiative, ses larges vues historiques, son sens profond des traditions. Au-dessous de ces illustres promoteurs, s’il y a un homme qui ait bien mérité du spiritualisme, qui ait entrepris avec une suite, une netteté, une force d’analyse supérieures, d’établir d’une manière définitive les titres de l’âme humaine à une existence indépendante, cet homme, c’est Théodore Jouffroy. Il commença par adopter purement et simplement les idées écossaises. Il distinguait, avec Reid et Dugald Stewart, deux ordres de faits, les uns que nous révèlent les sens, ou faits extérieurs, les autres qui nous sont donnés par la conscience, ou faits internes. Ces faits, disait-il, sont également réels, également positifs ; car s’il est vrai que le soleil luise, il n’est pas moins vrai que j’éprouve de la joie à sentir sa lumière et sa chaleur. Or un sentiment de joie, ou bien encore un désir, une pensée, tout cela se dérobe à l’œil et au toucher. Et de même une roue qui tourne, une pierre qui tombe, sont choses inconnues et inaccessibles à la conscience. Voilà donc deux ordres de faits profondément hétérogènes et saisis par des procédés très différens. Il s’ensuit que la psychologie, qui s’applique à l’analyse des faits internes, est distincte des sciences physiques, qui n’observent que les faits extérieurs. C’est une science originale, qui a ses objets propres, ses procédés à elle, ses conditions et ses lois.

Jouffroy n’allait guère au-delà de ces vues en 1826[1]. Il n’affirmait rien sur le principe des faits internes. Ce principe est-il un ou multiple ? est-il esprit ou matière ? Jouffroy hésitait à se prononcer. Le spiritualisme n’était pour lui qu’une vraisemblance : il s’en tenait aux questions de fait et ajournait la métaphysique ; mais bientôt, à mesure qu’il s’enfonça dans l’observation des faits internes, sa pensée s’enhardit. Une méditation obstinée le fit descendre dans la conscience à des profondeurs qu’il n’avait pas d’abord soupçonnées. Un jour il ramassa tous les résultats de ses analyses et toutes les forces de son esprit net et lumineux, et il composa son Mémoire sur la distinction de la psychologie et de la physiologie, modèle accompli de fine observation et de solide dialectique, impérissable titre d’honneur d’une carrière philosophique que la mort a si cruellement abrégée.

L’objet principal de Jouffroy, en écrivant son mémoire, c’était de fermer la bouche aux adversaires qu’avait rencontrés l’école psychologique

  1. Voyez la préface tant citée et tant calomniée de sa traduction des Esquisses de Philosophie morale, de Dugald Stewart.