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pour établir la dépendance où l’âme est de la vie organique, on peut citer un autre fait qui plaide pour l’indépendance.

Il y a des hommes chez qui l’énergie vitale est languissante et qui déploient la plus rare puissance d’esprit : témoin Pascal, Spinoza et tant d’autres. Qui n’a entendu citer quelqu’un de ces vieillards qui nous offrent le spectacle admirable d’une force d’âme invincible au milieu du dépérissement des organes ? En général, la vigueur de l’esprit, soit dans la politique, soit dans la science, ne se déploie dans toute sa plénitude qu’à l’âge où l’activité vitale vient à s’affaiblir. Descartes assure quelque part que le chagrin, à un certain degré, aiguise l’appétit[1]. Si le fait est vrai, il prouve, quoique assez humiliant, l’indépendance réciproque, et l’opposition de l’âme et de la vie organique. Aussi bien quelle âme élevée, au milieu des plus nobles contemplations, n’a senti avec un peu de confusion les demandes de la bête, les importunités de cet hôte exigeant que l’aimable et spirituel Xavier de Maistre appelle l’autre ? On assure qu’à la guerre le premier coup de canon, produit une émotion involontaire, chez les plus braves, et que lorsque, les balles sifflent dans l’air, un mouvement machinal fait baisser la tête. On appelle cela saluer les balles. Le mot de Turenne est assez connu : « Tu trembles, carcasse, tu tremblerais bien plus, si, tu savais où je veux te conduire. » De cet ensemble de faits qu’on pourrait grossir à l’infini, ne semble-t-il pas résulter que, dans notre être divers et compliqué, la vie organique et la vie intellectuelle sont aux prises comme deux principes rivaux, destinés sans doute à s’accorder en général, mais ayant souvent bien de la peine à se mettre d’accord dans les cas particuliers ?

Le défenseur de l’animisme paraît s’être aperçu qu’il n’arriverait avec ce genre d’argumens qu’à des vraisemblances combattues par des vraisemblances. Que fait-il dans cet embarras ? Une manœuvre étrange et hardie, ce qu’on appelle en stratégie un changement de front. Jusqu’à ce moment, il avait raisonné comme si les actes vitaux ne tombaient pas sous la conscience. De là, ses recherches sur l’essence de l’âme considérée a priori, de là ses conjectures sur ce que l’âme peut et ne peut pas faire, sur ce qu’il est plus ou moins simple, plus ou moins commode de supposer qu’elle fait ; de là aussi le soin avec lequel il analyse les perceptions insensibles les actes de l’instinct et de l’habitude ; de là enfin son zèle contre la psychologie de Maine de Biran et de Jouffroy, coupable à ses yeux

  1. « J’observe, dit Descartes, que dans la tristesse ou le danger, ou bien quand j’ai des affaires désagréables, mon sommeil est profond et ma faim canine… » Voyez les Pensées de Descartes, fragmens inédits, récemment publiés par M. Foucher de Careil, tome Ier, page 6, chez Ladrange.