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I

Au commencement de 1840, tout le monde en France était plus ou moins engoué de la puissance du pacha d’Égypte, et tout le monde voulait sa grandeur. La victoire que son fils Ibrahim avait remportée à Nézib semblait avoir décidé la question, et l’empire arabe allait, disait-on, remplacer l’empire turc. Le mot était faux : Méhémet-Ali n’était pas Arabe, les Égyptiens ne l’étaient pas non plus. L’empire arabe n’était qu’une chimère plus ou moins brillante qui contentait l’imagination populaire. Ceux qui ont vécu à cette époque savent quel était l’entraînement universel de l’opinion ; ceux qui n’étaient pas nés ont le droit de blâmer cet entraînement : nous leur demandons seulement de ne pas être trop sévères contre nous, quoique nous reconnaissions de bon cœur que c’est un grand et heureux privilège de naître après les fautes. Tous les fils ont ce privilège sur leurs pères.

Je pourrais indiquer quelles différences il y avait entre l’engouement des uns et des autres, entre celui de M. Guizot et celui de M. Thiers, entre celui du maréchal Soult et celui de M. Hippolyte Passy, un des ministres du 12 mai. Ce sont là des nuances qu’il faut distinguer dans le moment, mais qui s’effacent dans l’histoire ; je pourrais même dire quelles étaient les limites de cet enthousiasme égyptien ; les événemens ont bien vite rencontré ces limites. J’aime mieux cependant reconnaître, avec M. Guizot, que tout le monde en général se faisait plus ou moins illusion sur la force du pacha d’Égypte.

Il ne faut pas croire que cette opinion n’eût pas ses causes et ses motifs. Je lisais dernièrement dans un journal que, si la France en 1840 aimait tant le pacha, c’est qu’en général elle aime tout ce qui ressemble à la dictature et à la centralisation. Il y a un peu de misanthropie démocratique dans cette opinion ; mais cette misanthropie est de 1862, et non pas de 1840. La France de 1840 n’aimait point la dictature, elle ne l’avait pas : l’aime-t-elle aujourd’hui parce qu’elle l’a eue ? Je laisse de côté cette question. Je dois dire seulement que ce qu’elle aimait en 1840 dans le pacha d’Égypte, ce n’était pas le dictateur, c’était le civilisateur. Peut-être était-elle dupe en cela d’une sorte de fantasmagorie ; peut-être le pacha tapissait-il beaucoup sur la rue du côté de l’Europe. Nous aimons tant la civilisation, que nous en aimons même la mise en scène et la parade. Quoi qu’il en soit, nous ne nous trompions que sur le degré de mérite et de puissance du civilisateur ; nous ne nous trompions pas sur la civilisation relative de l’Égypte et de la Turquie ; nous ne