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transfigurées par la distance et la lumière, se changent en nuages satinés, frangés de pourpre et d’or. Pour lui, il y a de la grâce dans les rondeurs mouvantes de cette vapeur que la bouilloire exhale ; il y a de la douceur dans cette concorde des hôtes d’une même maison assemblés autour de la même table. Ce seul mot, nouvelles de l’Inde, lui fera voir l’Inde elle-même, vieille reine empanachée « avec son turban emplumé brodé de perles. » Cette seule idée, l’impôt des boissons, mettra devant ses yeux « les dix mille tonnes incessamment suintantes, et qui, touchées par le doigt de l’état comme par le doigt de Midas, saignent de l’or pour la prodigalité des ministres. » A proprement parler, la nature est comme un musée de tableaux magnifiques et variés, qui pour nous, gens ordinaires, sont toujours recouverts de leur serge. Tout au plus, çà et là, une déchirure nous laisse soupçonner les beautés cachées derrière les monotones enveloppes ; mais ces enveloppes, le poète les lève toutes et voit un tableau là où nous ne découvrions qu’un surtout. Voilà la vérité neuve que les poèmes de Cowper ont mise en lumière. Nous savons par lui que nous ne sommes plus forcés d’aller chercher en Grèce, à Rome, dans les palais, chez les héros et les académiciens, les objets poétiques. Ils sont tout près de nous : si nous ne les voyons pas, c’est que nous ne savons pas les voir ; le défaut est dans nos yeux, non dans les choses. Nous trouverons la poésie, si nous le voulons bien, au coin de notre feu et parmi les planches de notre potager[1].

Est-ce bien le potager qui est poétique ? Aujourd’hui peut-être, mais demain, si j’ai l’imagination sèche, je n’y verrai rien que des carottes et autres fournitures de cuisine. C’est ma sensation qui est poétique, c’est elle que je dois respecter, comme la fleur la plus précieuse de la beauté. De là un nouveau style. Il ne s’agit plus, suivant l’ancienne mode oratoire, d’enfermer un sujet dans un plan régulier, de le diviser en portions symétriques, de ranger les idées en files, comme les pions sur un damier. Cowper prend le premier sujet venu, celui que lady Austen lui a donné au hasard, un sofa, et en parle pendant deux pages ; puis il va où son courant d’esprit le conduit, décrivant une soirée d’hiver, quantité d’intérieurs et de paysages, mêlant çà et là toute sorte de réflexions morales, des récits, des dissertations, des jugemens, des confidences, à la façon d’un homme qui pense tout haut devant le plus intime et le plus aimé de ses amis. Voilà son grand poème, the Task. « Comparés à ce livre, dit Southey, les meilleurs poèmes didactiques sont comme des jardins compassés auprès d’un vrai paysage boisé. » Si l’on entre

  1. A cet égard, Crabbe est aussi un des maîtres et rénovateurs ; mais il a le style classique, et on l’a fort bien appelé « a Pope in worsted stockings. »