Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/375

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

politique et la civilisation françaises, reconnaissent leur fraternité de langue, de religion et de cœur, la métaphysique allemande reste à la porte, incapable de renverser la barrière que l’esprit positif et la religion nationale lui opposent. On la voit qui tente le passage, dans Coleridge par exemple, théologien philosophe et poète rêveur, qui s’efforce d’élargir le dogme officiel, et qui, sur la fin de sa vie devenu une sorte d’oracle, essaie, dans le giron de l’église, de démêler et de dévoiler devant quelques disciples fidèles le christianisme de l’avenir. Elle n’aboutit pas ; les esprits sont trop positifs, les théologiens trop esclaves. Elle est contrainte de se transformer et de devenir anglicane, ou de se déformer et de devenir révolutionnaire, et, au lieu d’un Schiller et d’un Goethe, de donner des Wordsworth, des Byron et des Shelley.

Wordsworth, nouveau Cowper, avec moins de talent et plus d’idées que l’autre, fut par excellence un homme intérieur, c’est-à-dire préoccupé des intérêts de l’âme. « Que suis-je venu faire en ce monde, et pour quel emploi cette vie, telle quelle, m’a-t-elle été donnée ? Suis-je juste ou non, et par-delà les démarches visibles de ma conduite les mouvemens secrets de mon cœur sont-ils conformes à la loi suprême ? » Voilà, pour cette sorte d’hommes, la pensée maîtresse qui les rend sérieux, méditatifs et souvent tristes[1]. Ils vivent les yeux tournés vers le dedans, non pour noter et classer leurs idées en physiologistes, mais en moralistes, pour approuver ou blâmer leurs sentimens. Ainsi comprise, la vie devient une affaire grave, d’issue incertaine, sur laquelle il faut réfléchir incessamment et avec scrupule. Ainsi compris, le monde change d’aspect : ce n’est plus une machine de rouages engrenés, comme le dit le savant, ni une magnifique plante florissante, comme la sent l’artiste ; c’est l’œuvre d’un être moral étalée en spectacle devant des êtres moraux.

Représentez-vous un pareil homme en face de la vie et du monde ; il les regarde et il y prend part, en apparence comme un autre ; mais au fond qu’il est différent ! Sa grande pensée le poursuit, et quand il contemple un arbre, c’est pour méditer sur la destinée humaine. Il trouve ou prête un sens aux moindres objets : un soldat qui marche au son du tambour le fait réfléchir sur l’abnégation héroïque, soutien des sociétés ; une traînée de nuages qui dort lourdement au bord d’un ciel terne lui communique cette mélancolie calme, si propre à entretenir la vie morale. Il n’est rien qui ne lui rappelle son devoir et ne l’avertisse de ses origines. De près ou de loin, comme une grande montagne dans un paysage, sa philosophie apparaîtra derrière toutes ses idées et toutes ses images. Elle lui

  1. Nos jansénistes, les puritains et les méthodistes sont les extrêmes de ce groupe.