Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/949

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le livre. Sûrement elle va se taire, honteuse et pleurante, et le lecteur moraliste ne manque pas de compter sur ses remords. Mon cher lecteur, vous n’avez point compté sur l’instinct et les nerfs. Demain elle sera pudique; à présent il s’agit d’étourdir le mari, de l’assourdir, de le confondre, de sauver Juan, de se sauver, de faire la guerre. La guerre commencée, on la fait à toutes armes, en première ligne avec l’effronterie et l’injure. L’idée unique, le besoin présent, absorbe le reste : c’est en cela qu’une femme est femme. Celle-ci crie, et du haut de sa tête. C’est une vraie pluie : malédictions et récriminations, railleries et défis, évanouissemens et larmes. En un quart d’heure, elle a gagné vingt ans de pratique. Vous ne saviez pas, ni elle non plus, quelle comédienne tout d’un coup, à l’improviste, peut sortir d’une honnête femme. Savez-vous ce qui peut sortir de vous-même? Vous vous croyez raisonnable, humain, j’y consens pour aujourd’hui; vous avez dîné, et vous êtes à votre aise dans une bonne chambre. Votre machine fonctionne sans accroc, c’est que les rouages sont huilés et en équilibre; mais qu’on la mette dans un naufrage ou dans une bataille, que le manque ou l’afflux du sang détraque un instant les pièces maîtresses, et l’on verra hurler ou chanceler un fou ou un idiot. La civilisation, l’éducation, le raisonnement, la santé, nous recouvrent de leurs enveloppes unies et vernies; arrachons-les une à une ou toutes ensemble, et nous rirons de voir la brute qui gît au fond. Voici notre ami Juan qui fit la dernière lettre de Julia, et jure avec transport de ne jamais oublier les beaux yeux qu’il a tant fait pleurer, Jamais sentiment fut-il plus tendre et plus sincère? Mais par malheur Juan est en mer, et le mal de cœur commence. « Oui, dit-il, le ciel se confondra avec la terre avant que... — (Ici il se trouva plus malade.) — Julia! qu’est-ce que toutes les autres angoisses?... — (Pour l’amour de Dieu, apportez-moi un verre de rhum ! — Pedro, Baptista, aidez-moi à descendre.) — Julia, mon amour! — (Coquin de Pedro, venez donc plus vite!) — Ma bien-aimée Julia, entends ma prière!... — (Ici sa voix devint inarticulée : c’était la faute des hoquets.) — « L’amour est très brave contre toutes les nobles maladies, — mais il a horreur de l’application des serviettes chaudes, — et le mal de mer est sa mort. » Bien d’autres choses sont sa mort, entre autres le temps, et aussi le mariage; il y aboutit « comme le vin au vinaigre. » Sachez que si Pénélope est si connue, c’est qu’elle est unique. « Les chances pour Ulysse étaient de retrouver une jolie urne — érigée à sa mémoire, et deux ou trois jeunes demoiselles — engendrées par quelque ami détenteur de sa femme et de ses biens, — et de sentir son chien Argus l’empoigner par la culotte. »

Ceci est d’un sceptique, même d’un cynique. Sceptique et cyni-