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de pirate sans doute, mais certainement d’homme d’action, car il s’accoutume déjà dans ses courses vagabondes à manier les affaires et à dominer les hommes. Quand le général Bonaparte entreprend la conquête de l’Égypte, Méhémet rassemble un corps d’Albanais et va combattre les giaours. Il est le soldat de l’islamisme, et son rôle sur ce théâtre grandira d’heure en heure. Il est déjà l’ami des ulémas, l’orgueil et l’espoir des croyans. Aussi, quand les Français sont obligés d’abandonner leur conquête et que des divisions éclatent entre le pacha et le sultan, le peuple, qui a besoin d’un chef religieux, tourne vers lui ses regards. Est-ce Méhémet qui a entretenu le fanatisme ? Est-ce le fanatisme qui le soulève et qui le pousse ? Peu importe ! il est le chef des fidèles, il s’empare du gouvernement du Caire, et le sultan est contraint de confirmer ses pouvoirs. Quelques années après, il conquiert la Haute-Égypte par les armes de ses deux fils, Ibrahim et Ismaël, comme il a conquis la Basse-Égypte par sa politique audacieuse et rusée. La Porte lui refusera-t-elle l’investiture de ce nouveau royaume ? Impossible. Voilà un pacha devenu souverain, bien qu’il n’en ait pas le titre ; fidèle ou rebelle, il sera également redoutable à ses maîtres. Pendant la guerre de Morée. il envoie au sultan vingt-quatre mille hommes, soixante navires, cent bâtimens de transport, et obtient l’île de Candie en récompense de ses services. Encore quelques crises du même genre, et à force de défendre l’empire il en aura pris la moitié. Si ces crises tardent trop, il les fera naître. Il réclamera la Syrie comme le boulevard nécessaire de l’Égypte, et alors commencera cette longue lutte marquée par les victoires d’Ibrahim, par les sympathies secrètes des musulmans, par les terreurs de la Porte, cette lutte où l’empire ottoman est deux fois menacé de disparaître, et qui ne se termine qu’en 1840 avec le traité de Londres et la soumission du pacha. N’est-il pas évident qu’un tel homme aurait pu transformer et consolider l’empire d’Orient, si l’Europe ne l’avait pas empêché ? Fallmerayer sait quel était l’immense prestige de Méhémet-Ali sur les populations musulmanes, il publie même à ce sujet les révélations les plus neuves, les plus intéressantes ; pourquoi donc repousse-t-il si violemment cette candidature de Méhémet-Ali, lui qui s’est fait le défenseur des Turcs contre les publicistes occidentaux, et qui voudrait à Constantinople un pouvoir solidement établi contre les Russes ? Il le repousse parce que Méhémet-Ali est le représentant du faux progrès, du progrès honteux, inique, du progrès accompli par la toute-puissance d’un seul et l’abrutissement de tous. Méhémet à ses yeux, c’est le niveleur par excellence, c’est le vrai dictateur du socialisme révolutionnaire. Seul propriétaire du sol, seul agriculteur, seul industriel, seul commerçant, il a relevé la fortune de l’Égypte, mais à quel prix, grand Dieu ! en étouffant un peuple.