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Dans cette affaire, l’armée eut trois cents hommes hors de combat. Douze furent tués sur le coup. Beaucoup de blessés ne survécurent pas à leurs blessures. L’enseigne de vaisseau Jouanheau-Lareignère expira dans la journée, après cinq heures de souffrances atroces. Le lieutenant-colonel Testard, de l’infanterie de marine, mourut le lendemain seulement de ses blessures. On entendit peu de blessés se plaindre : ils étaient simples et admirables. La vie abandonnait ceux qui étaient frappés mortellement sans qu’il leur échappât une parole de désespoir ou de regret de mourir si loin de la France. Leur contenance attesta jusqu’au bout la valeur morale de l’armée de Cochinchine[1].

Cent cinquante canons de tous calibres, deux mille fusils de Saint-Etienne dans un excellent état de conservation, des boulets, des obus non chargés, deux milliers de kilogrammes de poudre, des lances, des piques, des hallebardes, furent trouvés dans le camp. Les fusils étaient à pierre, de la fabrique de Saint-Étienne : c’étaient ceux du premier empire. Les boulets étaient lisses, en fonte et suffisamment sphériques, la poudre lisse et bien grenée. Il n’y avait dans Ki-hoa ni fusils à mèche, ni arcs, ni arbalètes. On recueillit un lot considérable de monnaie de cuivre. On trouva un grand nombre de cartes et de plans annamites : les cartes étaient bonnes et furent utiles pour les reconnaissances.

Les listes d’appel trouvées dans le camp furent traduites par le père Croc, des missions étrangères, interprète du commandant en chef, et indiquèrent un effectif de vingt et un mille réguliers. On sut d’autre part qu’il se trouvait à Ki-hoa un millier de colons militaires, de ceux appelés don-dien. À cette armée régulière il faut joindre des miliciens en grand nombre qui gardèrent, pendant l’attaque

  1. L’enseigne Larcignère avait eu le flanc gauche emporté. Quand il fut à l’ambulance, on jeta sur lui un drap pour empêcher ses entrailles de se répandre. Qu’il souffrait, ce malheureux ! Il ouvrait la bouche d’une manière démesurée, il ne disait rien ; mais ses traits remplis d’angoisse se contractaient comme s’il eût arrêté des cris épouvantables qui voulaient sortir de sa poitrine. Le colonel Testard se démenait à l’ambulance et marchait ferme, tout nu, avec des exclamations d’impatience : « Eh bien ! qu’est-ce donc ? Je me sens la tête lourde. Qu’est-ce que j’ai donc là ? » Et il portait la main à son front avec un geste d’ennui. Il avait une balle qui lui était entrée d’un demi-pouce dans la tempe gauche. Son soldat d’ordonnance essayait de le ramener sur un lit ; mais il se relevait toujours. Un chirurgien, debout dans un coin de la chambre, regardait ce vivant à moitié mort, qui parlait, et qui dans quelques heures ne parlerait plus. Il était impossible de le panser, et c’eût été du reste inutile. Il mourut le lendemain 20 février, à trois heures, à Cho-quan. — Un homme qui avait reçu une balle dans le ventre fumait sa pipe. Quand il vit l’aumônier, il lui dit : « Oh ! moi, monsieur le curé, je sais que je n’en ai pas pour longtemps. — Eh bien ! mon ami, voulez-vous vous préparer ? — Volontiers. » Il fit sa confession et mourut une heure après. C’était un homme de peuple, qui s’exprimait avec cette aisance naturelle qu’on rencontre chez les Tourangeaux et les hommes du centre de la France.