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progressivement sur l’Europe inculte et à « ces grandes républiques agricoles, industrielles et littéraires de l’ordre de saint Benoit, » comme les appelle M. Mignet. Mabillon a compté dans le cours du VIe siècle quatre-vingts nouveaux monastères établis dans les vallées de la Saône et du Rhône, quatre-vingt-quatorze des Pyrénées à la Loire, cinquante-quatre de la Loire aux Vosges, dix des Vosges au Rhin. Une seule abbaye allemande, celle de Fulde, avait fondé autour d’elle cinq mille métairies. Cette prospérité se maintint longtemps. Il fait bon de vivre sous la crosse, disaient encore il y a cent ans les cultivateurs des domaines ecclésiastiques.

Le professeur de Louvain évoque avec raison ces souvenirs ; mais il compromet un peu sa thèse par une double exagération. D’abord il ne dit pas un mot des abus qui avaient fini par se glisser dans les communautés religieuses, et qui ont amené, malgré leurs bienfaits passés, une réaction violente. Au travail et à la prière avaient trop souvent succédé les vices qui accompagnent l’opulence et l’oisiveté. Ensuite il veut confondre dans la même admiration les ordres travailleurs et les ordres mendians. On peut soutenir historiquement qu’à l’époque où ils ont paru, les ordres mendians ont eu leur utilité ; mais c’est trop demander à l’économie politique que de prétendre les lui faire accepter comme institution permanente. Il serait imprudent d’unir leur cause à celle des autres ordres, car c’est contre eux que s’est surtout élevée la rumeur publique : ni excès de richesse, ni excès de pauvreté, voilà ce qui peut favoriser le rétablissement et la durée des institutions monastiques[1].

Ils ont tort sans doute ceux qui repoussent pêle-mêle toutes les traditions et pour qui l’histoire nationale ne commence qu’en 1789 ; mais n’est-ce pas tomber dans un autre excès que de louer sans réserve

  1. Voltaire a fait parfaitement à sa manière cette distinction entre les premiers ordres fondés par saint Benoit et les ordres mendians fondés par saint François :
    J’aime assez saint Benoit ; il prétendit du moins
    Que ses enfans tondus, chargés d’utiles soins,
    Méritassent de vivre en traînant la charrue,
    En creusant des canaux, en défrichant des bois ;
    Mais je suis peu content du bonhomme François :
    Il crut qu’un vrai chrétien doit gueuser dans la rue,
    Et voulut que ses fils, robustes fainéans,
    Fissent serment à Dieu de vivre à nos dépens :
    Dieu veut que l’on travaille et que l’on s’évertue.
    Otez la légèreté moqueuse du ton, dont il faut toujours prendre son parti quand il s’agit de Voltaire, et vous aurez le jugement qu’il parait raisonnable de porter sur les ordres religieux. La condamnation des ordres mendians était prononcée par le clergé lui-même à la fin du règne de Louis XVI. Sans aucun doute, si la révolution n’était pas survenue, la réforme de ces ordres ne s’en serait pas moins faite : elle était déjà commencée avant 1789.