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que la négociation eût été constitutionnellement conduite ; mais il redoutait plus que tout le reste l’agrandissement de Louis XIV, il le redoutait de la faiblesse des nouveaux ministres, et, partant en hâte du lieu où il résidait au-delà de Bridgewater dans le Somerset, il fut à Londres le jour suivant. Il lutta fidèlement pour ses amis contre un ministère de trahison (the traiterouse ministry), et ne put les sauver d’une accusation. Comme le public commençait à revenir à des idées plus guerrières, les ministres, qui étaient loin de partager ces idées, les ménageaient cependant et essayaient de les tourner contre les auteurs d’un traité qui avait fait à la France une part aux dépens de l’Autriche. Cette tactique indignait Shaftesbury, qui, voyant le mouvement de l’opinion, jugeait que le roi redevenait le maître. « Il pourrait tout, écrit-il, s’il avait de la résolution. » Il paraît que Guillaume en jugea comme lui ; il débuta par obtenir du parlement l’engagement de l’assister dans ses efforts pour soutenir ses alliés au dehors et conserver la liberté de l’Europe. Il se peut qu’il eût pris conseil de Shaftesbury, car on dit qu’il voulut alors profiter de son zèle et de ses lumières ; il lui aurait même offert le poste de secrétaire d’état. Une santé frêle ne légitimait que trop un refus ; mais Shaftesbury conserva la confiance royale. Il applaudit à la dissolution du mois d’août, quoiqu’elle ne fît qu’affaiblir les tories sans les abattre, et l’on dit qu’il prit part avec lord Somers à la rédaction du célèbre discours de la couronne du 31 décembre 1701, ce noble testament du libérateur de l’Angleterre. Moins de trois mois après, à l’avènement de la reine Anne, il retourna dans sa retraite, et cacha si peu ses sentimens au spectacle de la réaction qui s’annonçait contre la politique de Guillaume III, que le ministère lui retira la vice-amirauté du comté de Dorset, titre à peu près sans fonctions, qui était depuis trois générations dans sa famille.

J’ai décrit ailleurs la situation, curieuse dans sa duplicité, du gouvernement anglais pendant les années qui suivirent[1]. Reine, cabinet, majorité soutenaient à contre-cœur ou du moins avec hésitation une guerre vivement populaire dans le pays, et qui a valu à l’Angleterre ses plus glorieux jours. Cette politique à plusieurs faces fit tout le succès d’un fourbe tel que Harley. Lui-même fut utile à cette époque, et put d’autant mieux servir le pays qu’il partageait ses sentimens, et ne se défendait d’en faire profession que par ménagement pour la cour, par goût pour l’intrigue, et par cette obstination de certains hommes à croire que la franchise sans arrière-pensée ne saurait être de la sagesse. Shaftesbury croyait le bien connaître. « Harley est des nôtres au fond, » écrit-il, et il espérait

  1. Voyez les études sur Bolingbroke, sa vie et son temps, — Revue du 1er et 15 août, 1er et 15 septembre, 1er octobre 1853.