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pourvu que la paix soit conclue dans le généreux esprit qui a inspiré la guerre, ses progrès en savoir, en raison, en talent, seront tels qu’elle deviendra la patrie des arts.

Cet espoir qu’il développe avec complaisance pourrait bien avoir été déçu ; mais il rentre dans un ensemble de préoccupations patriotiques et libérales qui l’ont soutenu dans les souffrances de ses dernières années et qui, grâce à Dieu, n’ont pas été toutes des illusions. En véritable Anglais, Shaftesbury ne se laisse pas arracher par la philosophie à la politique. En vrai citoyen, la pensée d’une fin peut-être prochaine n’éteint pas sa sollicitude pour la cause et l’avenir de sa patrie. Il est abattu, mais non découragé ; il se refroidit pour le bonheur, non pour la vérité ; il ne se résigne à rien qu’à ses propres maux. Les lettres de Naples, où il passa ses dernières années, sont empreintes d’un profond sentiment de mélancolie. Ses infirmités deviennent de plus en plus pénibles ; les distractions qu’il cherche dans l’étude de l’antiquité et des arts ne peuvent détourner sa pensée de choses plus sérieuses, et, malgré de vains efforts, il revient, comme il le dit, aux intérêts de la vertu et de la liberté en général.

Lord Oxford était loin d’avoir justifié les espérances qu’on s’était entêté à mettre en lui. La politique toute nationale des dernières années était chaque jour plus ouvertement abandonnée. Shaftesbury ne pouvait plus rien pour la cause publique, mais elle restait chère à son cœur. « Honte que je n’aurais jamais cru vivre assez pour voir de mes yeux ! écrit-il à Furley dans une lettre du 19 juillet 1712, la dernière qu’on ait conservée. Cela me console d’avoir perdu l’espoir de guérir. J’avais toujours espéré jusqu’à la fatale indignité de ce séditieux prêtre de Sacheverell et jusqu’à la chute de l’ancien ministère des whigs… Pauvres whigs que nous sommes ! le monde s’en va, mais la Providence est dans tout, et tout honnête homme porte sa récompense dans son sein. J’ai la mienne. Du fond de ma conscience je bénis Dieu d’avoir tout fait pour le mieux pour moi, et même de m’avoir amené à ce faible état de santé par mes soins et mes travaux pour l’intérêt du bien et la cause de la liberté et de l’espèce humaine. Adieu. »

Le 21 février 1713, Crell, peut-être de la famille de ce Crellius célèbre parmi les théologiens sociniens, écrivit à Furley que lord Shaftesbury, dont il peignait les souffrances, la résignation, la parfaite sérénité et la douceur jusque dans l’agonie, était mort le 15, à dix heures du matin.

Sa femme lui survécut jusqu’en 1751. Elle ne lui avait donné qu’un fils, qui fut le quatrième comte de Shaftesbury, et dont l’évêque Huntingford dit qu’aucun homme n’eut jamais plus de piété. C’est lui qui a composé l’article biographique sur son père inséré,