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chose manque à sa perfection, à son élévation, sans cette croyance.

Cette considération de l’ordre et de l’harmonie sert à concilier avec le bien général ces affections privées qui semblent ne tendre qu’au bien particulier. Elles ne sont vicieuses que si elles sont excessives. Si elles étaient mauvaises par elles-mêmes, il faudrait donc dédaigner la vie, la santé, le bonheur. Par une décomposition ingénieuse des sentimens et des motifs qui nous guident, Shaftesbury montre comment on peut les concilier, en les limitant les uns par les autres, et comment les instincts mêmes de l’intérêt personnel sagement gouvernés sont des principes d’action qui peuvent concourir au bien général. Ce sont les cordes de l’instrument qui peuvent tour à tour engendrer la dissonance ou l’harmonie. Tout dépend du degré auquel elles sont tendues et de la manière dont elles sont touchées.

Les affections qui, par elles-mêmes ou par la direction qu’on leur imprime, conspirent au bien général peuvent prendre le nom d’affections sociales. Ce sont celles qui procurent le plus de bonheur, celles qui obtiennent le plus d’estime, d’amour, d’admiration. Celui qui en nie la douceur ne les a jamais senties. L’âme qu’elles remplissent tout entière a la conscience de son accord avec tout ce qui est capable d’aimer et d’approuver, avec tout ce qui mérite, avec tout ce qui comprend, enfin avec cette intelligence suprême, le type et la fin de toute intelligence. Ainsi un théisme vrai naît de la vertu même. Vivre ainsi, conformément à la nature et aux lois de la souveraine sagesse, c’est la moralité, la justice, la piété, la religion naturelle.

Shaftesbury manquerait à l’œuvre ordinaire des moralistes s’il n’établissait avec détail que la vertu, comme il la définit, est une source de bonheur. Il passe en revue toutes les passions et s’acquitte habilement de la tâche facile de montrer combien la domination des mauvaises et l’excès même des bonnes peuvent engendrer de fautes cruelles et d’agitations douloureuses. Ce tableau souvent tracé ne représente peut-être qu’une des faces de la vie ; mais c’est celle qu’il importe le plus de contempler, et Shaftesbury n’en détourna jamais ses regards.

Telle est l’esquisse du seul de ses ouvrages qui puisse être appelé un traité philosophique. L’ensemble ne manque ni d’unité ni d’ordre ; les conclusions sortent légitimement des prémisses. L’auteur n’affirme rien qu’il ne prouve. Sur la qualité de certaines preuves seulement on pourrait lui chercher chicane. Peut-être n’a-t-il pas évité une équivoque où sont tombés d’autres moralistes, ceux mêmes de l’antiquité, et qui résulte du double sens des mots applicables également au bien et au mal moral et aux biens et aux maux. Cette équivoque entraîne à l’exagération d’une vérité qu’il serait tentant