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surer le globe au lieu de se définir elle-même. L’esprit de clocher s’allie assez souvent aux rêveries du cosmopolitisme : Dante conçut son idéal de monarchie universelle au milieu même de l’Italie morcelée à l’infini et déchirée par des guerres de cité à cité; et c’est ainsi que du sein de l’Allemagne d’alors s’éleva la voix de Herder, pour répudier l’idée étroite du patriotisme et pour proclamer le culte bien autrement digne et vrai de l’humanité. Ce mot même, humanité, dans le sens qu’y attachent les révolutionnaires, visionnaires et socialistes modernes, est précisément de l’invention de Herder. « Qu’est-ce qu’une nation? s’écria-t-il dans ses fameuses Lettres humanitaires. Un grand jardin non défriché, plein d’herbes et d’orties! Qui donc voudrait se porter garant sans distinction d’un tel assemblage de fautes et de folies, de qualités et de vertus? » Ainsi parlait Herder, sans se douter même que ses paroles pouvaient aussi bien être retournées contre cette humanité qu’il divinisait tant, et qui, elle aussi, n’est autre chose, tout compte fait, c qu’un grand jardin non défriché, plein d’herbes et d’orties. »

Rien du reste ne prouve mieux l’inanité de ces prétentions humanitaires que l’apathie que devait bientôt montrer l’Allemagne envers le grand acte de la révolution française, acte cosmopolite s’il en fut jamais. Chose étrange : de tous les peuples de l’Europe, ce fut le peuple allemand qui resta le plus impassible devant l’ébranlement de 1789, et le drame de la terreur lui-même ne put le détacher de ses préoccupations scientifiques et littéraires. «Nous étions trop enfouis, dit à ce sujet un écrivain célèbre, dans les travaux du Parnasse pour prêter attention aux travaux d’une autre montagne. » La montagne vint au prophète : les armées de la révolution portèrent au-delà du Rhin les principes de liberté d’abord, les violences de la conquête ensuite; mais les peuples de la Germanie demeurèrent aussi indifférens à la liberté que résignés à la conquête, et Napoléon put bientôt après bouleverser le saint-empire de fond en comble, annexer des territoires, changer des états, établir la confédération du Rhin sans rencontrer aucune opposition de la part des masses. Quoi d’étonnant? La nation n’avait-elle pas été habituée dès longtemps par ses princes à considérer les affaires publiques comme la chose du monde qui la regardait le moins, et à subir patiemment tout ordre venu de haut lieu? Les Allemands de nos jours rappellent encore avec amertume la proclamation fameuse qu’adressa l’autorité aux habitans de Berlin après la bataille d’Iéna, au moment où l’ennemi approchait de la capitale. La proclamation commençait par ces paroles où le bouffon se mêle au tragique : «Le premier devoir du citoyen est de se tenir tranquille ! »

Un changement radical ne tarda pas cependant à se faire dans