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éprouvée d’ailleurs, va-t-elle enfin goûter cette compensation à tant d’infortunes? Un Molière a-t-il paru parmi nous?

L’auteur des Ganaches ne semble pas éloigné de le croire, et lorsqu’il revendique si hautement, contre ceux qui prétendent reconnaître un peu trop de leurs propres œuvres dans les siennes, le droit de prendre son bien partout où il le trouve; lorsqu’il dit avec la joie d’un créateur : « mon marquis de l’ancien régime, mon républicain de 93, mon bourgeois de 1830, » il parle un langage qui doit éveiller chez ceux qui n’ont pas vu sa pièce les plus douces espérances. Il paraît d’abord impossible qu’une ardeur si sincère à revendiquer les privilèges du génie ne soit pas accompagnée de quelques-uns de ses dons, et l’on ne peut s’empêcher d’espérer que celui qui parle ainsi de lui-même gardera quelque chose de ce vis comica, de cette force comique, en faisant parler les autres. Il nous en coûte de dissiper une illusion qui nous consolerait de bien des ennuis; il n’est pas encore venu, le poète qui doit nous faire oublier un instant, par le charme et la vie de ses fictions, par le plaisir de s’y livrer, par la joie de les applaudir, les dégoûts multipliés qui nous assiègent, ou du moins s’il existe, s’il habite parmi nous ce secourable inventeur, la pièce de M. Sardou n’est pas encore ce qui doit nous le révéler.

Nous n’examinerons pas la valeur de cet ouvrage au point de vue de l’action dramatique ou du mérite littéraire : certes, en écoutant parler ces personnages, on a l’oreille bien souvent offensée dans les endroits mêmes où ils prétendent s’élever à l’éloquence; mais il faut lire la pièce imprimée pour avoir une juste idée de la décadence du style sur notre théâtre et du sans-façon hardi avec lequel la langue y est traitée. La tirade du héros de la pièce, de l’ingénieur, sur le progrès, sur « l’humanité qui vole à l’air libre et à tire d’aile vers l’avenir, » est un modèle si achevé de ce que nos pères appelaient galimatias, que, malgré notre tentation de la citer, nous nous faisons conscience d’imposer une telle page à nos lecteurs. On peut comprendre à la rigueur que le représentant du temps actuel et du progrès parle à la mode du jour et qu’il soit le plus souvent emphatique et ridicule; mais les ganaches devraient du moins laisser voir dans leurs discours qu’elles ont gardé du temps où elles ont vécu quelque respect pour le bon sens et pour la langue. Quant à l’action, les juges les plus indulgens de cette pièce demeurent d’accord qu’on a rarement vu un tel tissu d’impossibilités sur la scène. Tous se demandent où existent cet hôtel aristocratique loué par étages, ce duc et ce marquis qui, non contens de la société de Fromentel, souffrent chez eux l’aimable familiarité et les gracieuses manières de son fils Urbain; cet amour de jeune fille que l’objet aimé n’a point deviné et que les plus longues explications réussissent avec peine à lui