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Vous n’en avez pas le droit! mot curieux assurément, qui dut fort étonner Paskiévitch, mais qui peint tout entier l’homme auquel il échappait en ce moment, de même que le marquis Wielopolski se peignait dans la dialectique serrée et impérieuse de sa diplomatie. Ce mot peint l’homme songeant à invoquer le droit, s’en faisant une dernière dignité devant le vainqueur, et ramassant instinctivement ce bouclier pour l’avenir au milieu de la plus effroyable ruine. Tout était fini en effet de cette révolution, réduite à n’avoir pour dernière chance qu’une parole tardive et inutile de M. de Metternich. Il ne restait en Pologne qu’un maître irrité en présence d’un pays dévasté par la guerre, d’une armée vaincue et dispersée, d’une société momentanément épuisée ou démembrée par l’émigration, d’une nation enfin n’ayant plus pour longtemps d’autre ressource que des efforts isolés et d’héroïques, mais obscures protestations.

Il est une épreuve inconnue des peuples heureux ou qui du moins dans leurs revers gardent, avec l’indépendance et la liberté de leur vie intérieure, le moyen de refaire leur destinée. C’est cette crise du lendemain d’une défaite où une nation qui s’est vue un moment près de renaître retombe du haut de ce rêve éclatant et ne trouve plus rien, pas même une espérance humainement possible. Les faibles et les timides n’osent s’avouer ce qu’ils ont pensé et se réfugient dans une soumission muette; les orgueilleux s’isolent, se querellent avec la fortune, et se déguisent parfois à eux-mêmes les victoires de la force pour ne pas en être humiliés. Il n’y a que des âmes viriles et fermes qui, sans illusion et sans découragement, sans s’isoler et sans conspirer avec la foudre, se disent : Il faut se remettre à l’œuvre; recommençons par le commencement! Et certes tout était à recommencer pour la Pologne, seulement dans des conditions très différentes de celles qui avaient existé avant la révolution du 29 novembre. Je ne sais ce qui serait arrivé, si l’empereur Nicolas, maître de l’insurrection par les armes, eût donné l’exemple d’un prince revenant de lui-même à une politique habilement modérée et généreuse, offrant à l’Europe la satisfaction d’un droit respecté, aux Polonais la satisfaction du respect de leur malheur et de l’organisation que l’empereur Alexandre Ier leur avait assurée. Ce qui est certain, c’est qu’il n’en eut jamais la pensée; il ne voulut ni de la Pologne du droit, ni de la Pologne légale des traités, ni d’une Pologne réconciliée; il voulut une Pologne soumise, russe et à jamais impuissante, systématiquement détruite dans ses lois, dans ses mœurs, dans sa religion, dans son intelligence, dans sa langue, jusque dans ses costumes, et ici commence une période lugubre qu’on pourrait appeler la période de la captivité.

On a bien souvent peint ce régime, et ce qui a surtout frappé,