Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/992

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Mosès demeura un moment silencieux; puis, tournant le dos au ministre pans lui répondre, il se précipita hors de la maison. Il marcha à grands pas le long de la falaise, jusqu’à sa retraite favorite. Il se laissa glisser le long des rochers jusque dans la grotte, où la marée l’enferma et où il se sentit seul. C’est là qu’il avait lu la lettre de M. Sewell, qu’il avait caressé de vains rêves de richesse et de succès mondains, de tout ce qui était maintenant si vide pour lui et si misérable. Assis à cette même place et suivant machinalement de l’œil les bâtimens qui passaient, il comprit, ce jour-là, à quel point la perte d’un seul cœur anéantit pour nous le prix de toutes les richesses du monde. Sans qu’il s’en doutât, la douleur accomplissait en lui son noble office, en fondant comme dans un feu ardent les ambitions mesquines et les souhaits méprisables, en lui faisant sentir le prix inestimable de l’amour. Ce qui ne lui avait paru autrefois qu’un bien de plus entre mille autres lui semblait maintenant l’unique bien de ce monde : en apprenant la valeur sans égale de l’amour, il faisait un premier pas de la vie de la matière à la vie spirituelle.

« Les heures se succédèrent pendant qu’il demeurait ainsi au bord de l’Océan, et toute sa vie écoulée repassa devant ses yeux. Il vit mille actions, il entendit mille paroles dont la beauté et le sens n’avaient point été compris par lui. Hélas! il revit aussi mille circonstances où le mot qui aurait dû être dit n’avait pas été prononcé, où mille actes qui auraient dû être accomplis ne l’avaient pas été, et c’en était fait pour toujours! Toute sa vie, il avait été poursuivi par une vague appréhension de n’avoir pas été pour Mara ce qu’il aurait dû être; mais il avait toujours espéré de réparer ses torts dans cet avenir qui était devant lui. Hélas! cet avenir fuyait et s’évanouissait comme les nuages blancs que le vent chassait du firmament. Quelque chose à quoi il n’avait jamais pris garde le frappait de stupeur : c’était la terrible incommutabilité de nos actions et de nos paroles passées, des propos blessans autrefois tenus et que nulles larmes ne pouvaient effacer, de bonnes paroles demeurées sur ses lèvres et auxquelles aucun désespoir ne pouvait donner la réalité. Certains momens de leur vie redevenaient tout à fait présens à sa pensée. Il voyait distinctement Mara lui rendre quelque petit service et attendre timidement la parole de remercîment qu’il ne prononçait pas. Quelque démon capricieux et malfaisant l’arrêtait au passage, et le rayon qui avait illuminé cette petite figure anxieuse s’évanouissait peu à peu. Tout cela, il est vrai, avait mille et mille fois été pardonné et mis en oubli par eux ; mais ces heures si grandes et si précieuses de la douleur ont pour office de nous apprendre que rien dans l’histoire de l’âme ne meurt et ne s’oublie. Quand l’être que nous chérissons est frappé sous nos yeux et va disparaître, alors arrive pour l’amour le jour du jugement; toutes les minutes du passé revivent devant nous. »


Il nous est impossible de ne pas dire quelques mots d’une dissertation assez inattendue dans un roman. Un conteur qui fait mourir son héroïne n’a d’autre motif à donner que sa convenance et son bon plaisir. Mme Stowe se croit obligée d’invoquer des raisons beau-