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D’où vient cette profonde indifférence ? d’où cet universel abandon ? De ce qu’aujourd’hui les gouvernemens eux-mêmes sont forcés de s’avouer que l’Europe a été reconstituée, il y a quarante ans, sur des bases artificielles, et qu’il est inutile de lutter contre le mouvement qui tend à lui rendre des bases naturelles. L’inaction à laquelle se sont résignés les anciens gouvernemens en présence des chutes successives de trônes en Italie prouve qu’ils abandonnent la lutte et qu’ils ont conscience de l’inanité de leur œuvre. Il semblerait en vérité que les réorganisateurs de la communauté européenne eussent pris à tâche d’y étouffer tous les sentimens non-seulement de liberté, mais aussi de nationalité, et, par une étrange coïncidence, les deux peuples que leur nom et leur histoire placent à la tête du genre humain sont ceux dont on a le plus cherché à dénaturer les traits et à supprimer la personnalité.

La nature et la vie protestent et se révoltent contre ces déformations artificielles. Comme les arbres violemment courbés et attachés à la terre se relèvent dès que la force a cessé de peser sur eux et reprennent leur élan vers le ciel, ainsi les peuples violemment détournés de leurs instincts, de leurs tendances, de leurs traditions, de leurs aspirations légitimes, se redressent dès qu’ils peuvent respirer et reprennent leur essor naturel. Notre temps offre ce surprenant spectacle de peuples faisant des révolutions pour rentrer dans l’ordre ; on dirait que les gouvernemens au contraire ne s’attachent qu’à les maintenir ou à les replonger dans le désordre, comme cela se voit en Italie et en Grèce. Ceux qui régissent la société emploient tous leurs efforts et toute leur industrie à l’empêcher de se constituer et de se régulariser. On peut dire qu’aujourd’hui ce ne sont plus les peuples, ce sont les gouvernemens qui sont les vrais révolutionnaires.

Nous savons bien que la politique sentimentale n’est pas à la mode, et qu’il est de bon ton et de bon goût, par le temps qui court, de se repentir de son ancienne innocence. Il nous est né en politique, comme il y avait en morale, une certaine école de roués aux yeux de laquelle tout ce qui n’est pas le grand-livre est un roman, et pour laquelle saint Louis et le chevalier Bavard sont des équivalens de don Quichotte et du sire de Framboisy. Cette aimable génération n’est pas seule coupable de ces malsaines dispositions ; l’exemple lui est donné par ses aînés. Le jeune cynisme est l’enfant du vieux scepticisme. Il a été commis depuis quarante ans un certain nombre de péchés vertueux dont il faut faire pénitence ; on a trop sacrifié à ces premiers mouvemens dont il faut toujours se défier, parce qu’ils sont les meilleurs. Nous ne parlons pas seulement pour la France ; l’Angleterre en est au même point. Elle aussi, elle a un jour sacrifié au vrai Dieu, au Dieu de la justice et de l’hu-