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développer ses qualités et de donner une expression complète à sa pensée. Loin de moi l’intention de médire du système contraire. Je ne suis certes pas insensible à la séduction de ce qu’on nomme la couleur. Ce sont de véritables fêtes pour les yeux que les Noces de Cana ou l’Assomption. Le regard se repose avec délices sur ces toiles splendides. On m’accordera cependant que cette peinture parle aux sens plus qu’à l’esprit, et que si elle convient à certaines natures de talent, dont elle exprime à merveille la manière de voir et de sentir, une recherche exclusive des mêmes effets peut mettre les plus graves obstacles à la réalisation parfaite de la pensée. Un peintre habile s’efforcera sans doute de disposer son sujet de manière à ne pas dépouiller son œuvre plus qu’il ne sera nécessaire de la splendeur que peut lui donner une couleur brillante; mais, dans bien des cas, il faudra choisir, prendre un parti, et, si l’on veut donner le pas à la pensée, franchement renoncer à des beautés qui sont d’un ordre secondaire. Quoi qu’on fasse, il y aura toujours deux écoles en peinture : Florence et Venise; car les essais de conciliation des peintres bolonais ont eu de trop déplorables résultats pour que personne soit tenté de les reprendre. Certains peintres composeront toujours en vue de la couleur; d’autres rechercheront avant tout l’harmonieuse disposition des lignes, la beauté des groupes et des formes, la précision, la finesse des traits et de l’expression. Cette dernière méthode, qui n’autorise aucune supercherie, qui ne permet de passer auprès d’aucune difficulté, est celle qu’a cru devoir adopter M. Gleyre. La pensée paraît presque sans voile sous cette peinture harmonieuse et légère; on voit, on comprend les moindres intentions de l’auteur, et si les yeux ne sont pas autant charmés, l’esprit du moins est satisfait.

Il est un point que je ne saurais passer sous silence, quoiqu’il ne s’agisse ni d’une qualité ni d’un défaut, mais seulement d’une preuve de bon goût et de bon sens au milieu d’un entraînement très général. Je veux parler de la réserve discrète, modeste, allais-je dire, de l’érudition de M, Gleyre. Les moindres détails de son architecture, les ajustemens de ses figures, le groupe d’Astarté et l’Amour qui surmonte une colonne en arrière d’Omphale, tout, jusqu’au bracelet à double tête de serpent qui entoure le bras droit de la reine, indique que M. Gleyre a consulté les meilleurs documens et puisé aux sources les plus pures. Cette érudition pourtant ne se montre ni ne s’impose; elle ne cherche pas à usurper un rang et une importance qui, dans les œuvres d’art, ne lui appartiennent pas. On ne la voit que lorsqu’on la cherche. Elle ne fait que tenir sa place naturelle dans un ensemble où rien n’est négligé. L’invasion de la science dans le domaine de l’art fait des progrès alarmans. On ne se contente pas d’exactitude et de vraisemblance, on veut se montrer érudit, et surtout afficher une érudition dont il est inutile d’apprécier ici la valeur. Tel tableau que je sais a l’air de viser à faire entrer l’auteur à l’Académie des Inscriptions, tel autre pourrait servir d’enseigne à quelque boutique retrouvée de Stabies ou de