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livrer aveuglément, et nous tous avec elle, à quiconque tentera de l’asservir en lui rendant hommage du bout des lèvres, comme ces hommes grossiers qui donnent volontiers le nom de maîtresse à celle qui se laisse traiter en esclave ? Comprend-elle enfin qu’il n’est point de son intérêt ni conforme à la justice d’être en guerre éternelle avec la religion et d’envenimer par de constans outrages une mésintelligence déjà si funeste, que, pour faire vivre librement la religion dans un état libre, il faut obtenir son concours volontaire, et qu’imposer à la religion même la liberté sans son aveu n’a été jusqu’ici possible à personne ; que la religion enseigne après tout, mieux que la sagesse purement humaine ne l’a jamais pu faire, à se sacrifier, à se résigner, à attendre, à ne point trop haïr la prospérité du prochain, à s’en distraire par une espérance plus haute, et que ce sont là les vertus dont les démocraties vraiment libres sauraient le moins se passer, puisque l’homme que la force brutale y serrerait de moins près doit être, s’il se peut, contenu par son cœur ?

Voilà les questions qui se pressent sur nos lèvres quand l’image de la démocratie est évoquée devant nous, même au théâtre, et sur aucun de ces points le langage de Giboyer ne nous rassure. Il lui eût été difficile, j’y consens, de faire sa profession de foi complète et de nous dire clairement tout ce qu’il veut ; mais alors pourquoi entamer une question dont le théâtre n’a que faire, et surtout pourquoi déclarer une guerre si vive à des gens bien plus embarrassés de s’expliquer qu’il ne peut l’être lui-même ? Nous engageons donc M. Augier, qui nous a donné sur la scène de si vifs plaisirs et des plaisirs plus purs, à oublier et à faire oublier ce personnage. L’auteur de Gabrielle n’a aucun besoin, pour s’assurer le succès et pour soutenir sa renommée, de mêler sa muse à nos tristes querelles, au risque de se tromper de drapeau et de porter sa main sur nos blessures. Le sujet éternel et toujours nouveau de l’amour mis aux prises avec les obstacles du monde et les difficultés de la vie, — nos passions, nos faiblesses, nos ridicules sont toujours là ; il lui suffit de les regarder pour les peindre, et de les peindre pour nous toucher. Cette région féconde, aimée des vrais poètes, n’est pas plus épuisée que le champ qui a nourri nos aïeux, que le fleuve où ils ont trempé leurs lèvres. Que M. Emile Augier rentre dans ce chemin doux et facile ; personne ne l’y accompagnera de vœux plus sincères que les nôtres, nul ne sera plus heureux de l’y applaudir.


PREVOST-PARADOL.