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Ces questions, que l’amitié qu’il avait su nous inspirer nous permettait de lui adresser, sont restées sans réponse jusqu’au jour de sa mort. Le secret qu’il me confia au moment suprême des éternels adieux, nul ne le saura : ses dernières volontés ont été remplies ; mais une seule des larmes que j’ai vues couler plus tard l’eût peut-être empêché de mourir.

La mort du lieutenant B…, qui en suivait tant d’autres (car l’hivernage avait été rude pour tous), avait jeté une tristesse profonde dans l’équipage. La nouvelle d’une expédition de guerre et d’une expédition lointaine vint ranimer tous les esprits ; l’expédition de Guémou était résolue.


III.

Le village de Guémou, dont la destruction était le but de la première opération de guerre à laquelle l’Etoile devait prendre part, était situé au-dessus de Bakel, dans le pays des Guidimaka, non loin des rives du fleuve. Cette position en face de notre comptoir le plus important du Haut-Sénégal, sur la route des caravanes qui viennent de l’intérieur, par le pays des Maures-Dowich, en avait fait le principal foyer de l’influence hostile qu’Al-Agui exerçait encore sur toutes les populations musulmanes malgré ses nombreuses défaites, malgré son éloignement dans le Kaarta, vers les rives du Niger. Une garnison d’élite, composée de ses Toucouleurs les plus dévoués, commandée par un chef intrépide qu’on disait le neveu et le taleb le plus cher du prophète lui-même, interceptait par de fréquentes razzias les convois qui se dirigeaient vers Bakel, étendant jusque sur les villages de la rive droite, jusqu’au Bondou ses excursions et ses pillages. Guémou était donc un obstacle sérieux à la pacification du pays ; c’était surtout une menace pour l’avenir, le signe assuré que les pensées d’Al-Agui se tournaient encore vers le théâtre de ses premières entreprises, et qu’il comptait tôt ou tard relever contre nous l’étendard de la guerre sainte dans le Fouta sénégalais, dont les guerriers faisaient sa principale force. Ces considérations justifiaient depuis longtemps la destruction de Guémou ; mais la nécessité d’agir en plein hivernage dans un pays aussi éloigné du centre de nos établissemens, le fanatisme et l’importance de la population, qui s’élevait à plus de six mille âmes, l’énergie et l’habileté de Sirè-Adama, les renseignemens que le gouverneur avait recueillis sur la force des murailles du village et surtout de la citadelle, tous ces motifs de prudence avaient fait différer depuis trois ans une entreprise dont l’importance frappait tous les esprits, mais où tant de chances contraires pouvaient amener un échec dont les conséquences eussent été désastreuses