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Nous chevauchâmes, sans échanger un mot, jusqu’à l’endroit où notre petite troupe devait se diviser. A la lisière d’un bois de chênes, le chemin que nous avions suivi jusqu’alors se bifurque, et deux routes s’offrent au voyageur. L’une court à travers des hauteurs inégales dans la direction de Villanova-Monteleone, l’autre se dérobe brusquement derrière un rocher, et de Là descend vers Putifigari, dans la petite vallée d’Ossano. Cette vallée appartenait tout entière au seigneur Gambini, comte de Minerva; il y résidait d’habitude, quoiqu’il eût deux autres habitations, l’une à Villanova-Monteleone, l’autre à Bonorva; mais toutes deux étaient fermées, l’une depuis la mort de sa femme, l’autre depuis la mort de son fils, imprudent chasseur qu’avaient saisi, durant une course nocturne d’été, les fièvres du Campidan. À ces deux habitations Gambini préférait la ferme d’Ossano, peu éloignée de Villanova, où sa fille Efisa aimait à se rendre de temps en temps, et de Bonorva, où il avait un parent.

En prenant congé de Gambini, nous convînmes de nous retrouver dans quelques jours à Villanova, où devait se marier une des amies d’Efisa. Le comte de Minerva m’offrait ensuite l’hospitalité dans sa ferme d’Ossano, où je devais partager avec lui, pour des jours, des semaines ou des mois à mon gré, la vie de pâtre et de chasseur. Gian-Gianu ne devait pas accompagner son oncle à la ferme; il se rendait avec nous à Villanova pour s’informer du jour précis où Antonia Paolesu, l’amie d’Efisa, devait se marier.

Pendant que nous chevauchions vers Villanova, après avoir échangé les derniers serremens de main avec Gambini, je questionnai Gian-Gianu sur l’attitude d’obéissance toute filiale qu’il avait gardée, lui si fier, vis-à-vis de ce farouche personnage. Il me répondit par une longue histoire, dont les traits principaux me furent tristement rappelés par les incidens mêmes qui allaient se succéder sous mes yeux. Paolo Gambini n’était pas en réalité l’oncle de Gian-Gianu : il n’était son parent que de fort loin; mais les Sardes ne perdent pas de vue les origines de leurs familles, et d’ailleurs un motif plus grave que la parenté expliquait la déférence filiale de Gian-Gianu pour Gambini. Le père de Gian, qui s’appelait Saverio Gianu, avait été longtemps en hostilité ouverte avec les Gambini. On l’accusait d’avoir tué le frère aîné de Paolo Gambini. Traqué par la justice, poursuivi par les ressentimens fondés ou non de la famille, Saverio s’était jeté dans la montagne. Les carabiniers l’y découvrirent. Frappé d’une balle, il n’en avait pas moins continué sa course à travers les maquis et atteint le seuil d’un madao écarté au moment où ses forces allaient le trahir : c’était le madao même de Paolo Gambini, et celui-ci sautait déjà sur son fusil: mais Saverio n’eut qu’à montrer son flanc ensanglanté pour que Gambini le reçût