Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/643

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

êtres chauds de vie. Il n’oublie jamais que les moteurs qui font marcher les grandes machines, ces êtres de raison nommés époques, nations, partis, assemblées, ne sont pas autre chose que les mobiles qui vivent dans les âmes des individus. C’est que de tels secrets de nature sont précisément ce qu’il aime. Au milieu du récit d’une bataille, il oubliera tout à coup les armées en présence pour relever un trait personnel, il questionne le médecin et la femme de chambre ; il fouille l’alcôve et la chronique secrète avec un attrait qui lui a souvent été reproché ; ce n’est pas à tort, l’attrait est de trop, mais il faut voir aussi l’excuse : c’est que l’historien est insatiablement avide de trouver l’homme sous le costume et le manteau, l’homme naturel, le curieux monde de penchans et de défauts, de vices et de qualités, de connaissances et d’ignorances, qui se montrent surtout dans le déshabillé. De là son tact, ai-je dit ; c’est en effet cette curiosité qui lui fait chercher les causes du bon côté : a priori tous les événemens que la lecture peut lui apprendre sont pour lui des actes, des opérations d’une volonté ou d’une passion humaine. Il les couve avec la préoccupation obstinée d’y saisir les mobiles secrets qui ont fait jouer la comédie officielle, il va sans repos demandant à chaque épisode un renseignement moral, amassant, augmentant, complétant son sentiment d’une époque, sa connaissance des idées, des tendances, des affections qui étaient alors le vrai personnel du drame. Et c’est ainsi qu’il a parfois un si bon coup d’œil, un tact critique si rapide pour soupçonner, par exemple, la véracité de tel ou tel témoin. Sans réflexion pour ainsi dire, il aperçoit tout de suite, parmi les divers mobiles qu’il sait être ceux de l’époque, la raison inavouée qui a pu pousser ce témoin à mentir.

Malheureusement, si toutes les facultés sont là, le manque de mesure est aussi partout. Il s’abandonne à chaque penchant, et il se laisse emporter jusqu’au bout de son entraînement. À côté de la particularité qui se saisit de lui, il ne s’efforce pas toujours de regarder s’il n’y a pas autre chose à voir. Lors même qu’il sent dans un caractère la présence de plusieurs élémens, la proportion relative et la limite lui échappent. L’angle qui a porté coup le fait sonner à toute volée, la qualité qui l’a ému éclate dans son esprit pour lui donner la vision d’une qualité absolue, d’une force superlative qui emplit tout l’horizon. Sans doute l’imagination combine, elle est la faculté qui unifie, qui crée le un avec le multiple, et la sienne enfante certainement des êtres complets ; mais ce sont d’étranges géans, car chaque couleur qui vient les former est une couleur sans contour, chaque élément est infini, c’est-à-dire indéfini, chaque impression et chaque perception se dilatent isolément sans que rien les contienne. Il semble que la pression atmosphérique ait cessé, et que tous les corps simples renfermés dans les choses s’échappent en va-