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verrai. — Il se mit alors la tête dans ses deux mains, les coudes sur la table, et demeura si profondément absorbé, que les garçons se le montraient en chuchotant.

Ernest et sa compagne pensaient en effet à lui. Au bois de Boulogne, ils avaient d’abord été inquiets de sa poursuite; mais, de retour dans Paris, ils avaient espéré lui avoir échappé. Une fois au restaurant, ils s’étaient rassurés tout à fait. Cependant le repas était triste : ils ne mangeaient pas et se parlaient à peine. Il y a ainsi dans l’amour des heures lentes et funestes; le cœur se serre, le bonheur qu’on s’était promis n’arrive pas; les pressentimens, vrais ou faux, agitent l’âme; on se tait, et le silence augmente l’anxiété. Il y a en nous, comme cause latente de ce malaise, une pensée obscure et douloureuse. A la longue, cette pensée se fait jour.

— Ernest, dit la jeune femme, cet homme que nous avons rencontré au bois... est un fou, n’est-ce pas?

— Il en avait tout l’air.

— Que pouvait-il avoir à nous dire?

— Rien. Nous ressemblons à un homme et à une femme qu’il a connus, et il a divagué en nous voyant.

— Quelle singulière idée de nous dire que nous étions morts! Ernest ne répondit pas.

— J’ai peur! reprit-elle. Il me semble qu’un malheur nous menace!

Ernest était en face de la jeune femme. Il se leva et vint s’asseoir auprès d’elle sur le divan. — Ma chère Clémentine, dit-il, pourquoi t’alarmer de la sorte?

— Je ne sais pas... Si mon mari avait des soupçons!... Depuis quelques jours, il n’est plus le même. Il a dit ce matin qu’il partait pour la campagne. Si cela n’était pas!

— Qu’importe? Dans une heure, je te reconduirai. Tu auras dîné chez une de tes amies.

— Ah! reprit Clémentine en pleurant, c’est affreux de vivre ainsi, d’être forcé de toujours tromper, de toujours mentir. Nous ne nous voyons jamais. Nous n’avons que de loin en loin une heure de bonheur, et ce bonheur, quand, après l’avoir disputé à mille obstacles, nous croyons l’avoir conquis, il nous fuit. Ce matin pourtant j’étais bien heureuse. Il faisait un beau soleil. Lorsque nous sommes arrivés au bois, j’étais toute fière de marcher appuyée à ton bras. Il n’y avait personne pour nous voir. Puis nous nous sommes assombris, j’ignore pourquoi; puis nous avons rencontré cet homme. Pourquoi était-il là? Qu’y faisait-il? Qu’avait-il à nous dire? Ah! j’en reviens toujours à lui...

Elle s’interrompit : le garçon venait d’entrer. — Monsieur, dit-il à Ernest, il y a en bas quelqu’un qui désire vous parler, ainsi qu’à