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perdue, ce qui n’est point digne de la sagesse de Dieu. — Je vais vous exposer mon système, que j’appellerai le système des affinités.

Ernest, qui ne voulait point interrompre Roger, fit un geste d’assentiment. Clémentine était partagée entre la frayeur et la curiosité.

— Quelque différens que soient les hommes par les traits, par le caractère, par les aptitudes, il est cependant possible de les diviser en catégories. La science médicale les classe par tempéramens. Dans l’ordre moral, il y a les gens spirituels et les sots, les courageux et les lâches, les généreux et les égoïstes. La société elle-même, pour les fonctions qui lui sont nécessaires, a établi d’autres catégories qui relèvent des premières. Il est difficile en effet d’être poète, savant ou guerrier, si les aptitudes et le tempérament ne sont point pour ces états dans un accord convenable. Il en résulte que l’âme, — si nous entendons par là, et nous devons l’entendre ainsi, le principe intelligent et moral qui, par son alliance avec la matière, constitue la vie, — doit se fractionner dans son essence de manière à fournir à chacune de ces individualités collectives dont la société se compose les qualités qui lui sont propres. Au-dessous de l’âme humaine prise dans son sens général, il y a donc l’âme du poète, l’âme du guerrier, l’âme du savant. Je cite celles-là. Il y en a bien d’autres. Vous concevez que ces âmes aux nuances diverses sont aussi nombreuses que les fonctions, à quelque degré qu’elles soient de l’échelle sociale. Lorsque l’âme, par suite de l’anéantissement du corps, cesse d’être utilisée, elle va, par une loi d’affinité, là où l’appelle un principe de même nature qu’elle. Tel poète meurt qui renaît dans un poète vivant souvent plus jeune, quelquefois plus âgé, peu importe. L’âme rendue à la liberté apporte à cette autre âme son contingent d’expérience acquise, d’aspirations, de force créatrice. Le moment de cette fusion est facile à noter. Le talent de l’homme à qui vient ce secours soudain se complète, son originalité surgit, sa personnalité s’accuse. Il luttait et il triomphe. Il cherchait et il a trouvé. Les ténèbres font place à la lumière. Il y a des termes consacrés pour cette transformation que ne s’explique pas le vulgaire. On dit d’un artiste qu’il est enfin dans sa voie, d’un officier, que le génie militaire s’est révélé en lui. L’âme, par son immortalité, concourt de la sorte aux progrès de l’humanité, et dans ses pérégrinations successives ne perd peut-être conscience ni d’elle-même ni de ce qu’elle a été, si nous en croyons ce vague sentiment, ce confus souvenir d’existences antérieures qui s’agite en nous et dont nous sommes encore trop infirmes pour surprendre le secret.

Ernest était si fort étonné en écoutant son bizarre interlocuteur qu’il ne put s’empêcher de lui dire : — Etes-vous bien sûr, monsieur, de tout cela?