Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/673

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui n’avaient point été satisfaits chez lui, et qu’il ne se croyait plus capable de ressentir.

Ernest, très ému, interrompit Roger à son tour: — Vous me rappelez Clémentine, dit-il.

— Non, non, continua Roger, je ne parle que de Léonie. Ils s’aimèrent, et dès lors ils eurent sans cesse plus vive la révélation de leur commune et réelle destinée. Ils ne conçurent plus d’autre but dans la vie que de se consacrer entièrement au bonheur l’un de l’autre. Ce fut grâce à cet amour que Martial oublia à tout jamais les faux plaisirs qu’il avait poursuivis et que s’épanouirent chez Léonie toutes les séduisantes qualités de la femme heureuse. Ils en arrivèrent ainsi à cette force sereine et confiante que donne l’affection partagée, et contre laquelle ne prévalent ni les obstacles du dehors ni les secrètes et passagères défaillances de l’âme. Ils eurent cependant à lutter sans relâche. Martial connaissait à peine le mari de Léonie, et n’avait pas voulu être reçu chez lui. Il lui eût répugné de serrer en ami la main de l’homme qu’il eût trompé. Léonie et lui ne se voyaient donc qu’à la dérobée comme des coupables, mais ils s’applaudissaient du moins de n’avoir point l’impunité des liaisons banales. Ils vivaient dans l’incertitude et les angoisses, mais ils goûtaient parfois les joies profondes de la passion, et ne songeaient plus alors à tout ce qu’ils avaient souffert. Cela dura six ans.

— Six ans! fit Ernest troublé, il y a juste six ans que nous nous aimons.

— Et il y a six ans, dit Clémentine, que nous tremblons comme eux pour notre amour.

— Ah! s’écria Roger, vous commencez donc enfin à comprendre. Vous ne devez plus vous étonner de ma stupeur quand, aujourd’hui même, je vous ai vus à l’improviste tels qu’ils étaient il y a six ans. Vous comprenez que, puisque vous avez passé par les mêmes épreuves qu’eux, je puis craindre pour vous un malheur semblable à celui qui les a frappés.

— Que leur est-il donc arrivé? demandèrent à la fois Ernest et Clémentine.

— Il leur est arrivé que je les ai perdus par ma faute. Moi, je connaissais M. Lannoy, c’est ainsi que s’appelait le mari. Un jour je fus chargé par Martial de remettre une lettre à Léonie. Je le fis en présence du mari, et si maladroitement qu’il s’en douta. Il ne dit rien pourtant, mais plus tard il se saisit de la lettre, la lut et surprit un rendez-vous. Il provoqua Martial en duel et le tua. Léonie ne survécut que peu de jours à son amant. M. Lannoy lui-même mourut bientôt après; moi, je devins fou. Tout cela date de six ans,