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Une science ne doit rien omettre, et elle est impartiale en ce sens qu’elle doit être universelle. Ainsi les faits sont tous admis et placés par elle au même rang. En tant que faits, ils ont également droit à être recueillis et interprétés, et peu à peu la réalité expliquée devient la réalité légitimée. On peut déjà s’y tromper en lisant Montesquieu, qui, embrassant les détails d’un vaste et perçant regard, semble parfois amnistier tout ce qu’il comprend, et couvre du voile d’une imperceptible ironie ou d’une dédaigneuse indifférence les jugemens hautains d’une raison secrètement enthousiaste de la justice et de la vérité.

Les Allemands, qui ont pour tout des noms techniques, ont inventé celui d’universalisme, et c’est en effet une sorte d’universalisme qui s’est dans ces derniers temps emparé des principaux travaux de l’intelligence. Tant qu’il ne s’agit que des faits, on a raison de les savoir tous. Permis à l’histoire de tout embrasser, depuis la géographie physique jusqu’à l’ethnographie, depuis la linguistique jusqu’à la technologie, d’étudier ensemble les climats et les croyances, la religion et l’art, les mœurs et les lois, les gouvernemens et les idiomes, et de réduire les événemens, ces actions des peuples et des rois, à n’être que des effets particuliers de ces causes générales. Néanmoins il ne faut pas sacrifier à cette universalité le rôle particulier que la volonté et le génie, le crime et la vertu individuelle réclament dans les choses humaines. Il ne faut pas y transformer l’action des causes générales en un fatalisme qui dispense l’homme de libre arbitre en le soustrayant à la loi suprême du vrai et du faux en soi, du juste et de l’injuste en essence. La liberté de l’homme ne se relève que sous la domination des principes. Les principes règlent l’expérience et ne la suivent pas, et le développement chronologique des lois, des lettres, des systèmes, ne donne pas les principes de la législation, de la littérature, de la science. Une prédilection exclusive pour les faits qui changent peut affaiblir ou briser le ressort de la raison spéculative. La défiance que celle-ci inspire met l’esprit sur la pente du scepticisme. À tout admettre, on risque de perdre la faculté de choisir. À tout expliquer, on s’expose à trouver tout nécessaire, et l’on finit par tenir les conséquences naturelles pour des conséquences légitimes. On transporte en toutes choses la fatalité de la nature, et parce que l’observation est le procédé indispensable de toute science, on publie que l’observation constate et ne conclut pas, ou du moins ne conclut rien au-delà de cette commode maxime : ce qui est devait être.

Il ne serait peut-être pas très, difficile de montrer que le grand et profond philosophe qui a, vers la fin du dernier siècle, si violemment ébranlé l’esprit humain a donné l’exemple et le principe de