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énigmes qu’il va leur proposer. Tandis que leur barque refoule les eaux du Nil, leur esprit cultivé se rend compte de tout. Ils évoquent l’une après l’autre les anciennes dynasties qui vivaient au temps des patriarches, ils appellent familièrement par leurs noms les divinités symboliques dont les images colossales ont effrayé les générations passées. Rien ne trouble ces voyageurs essentiellement modernes qui traversent le pays des mystères d’un pas sûr et tenant en main le flambeau de la science. La fable les fait sourire ; c’est l’histoire qu’ils poursuivent au milieu des ténèbres de l’antiquité, et ils la racontent avec tant d’aisance qu’on est tenté de les croire sur parole. Point de longueurs, point de ces pages languissantes qui avertissent le lecteur que la barque s’est échouée sur un banc de sable et que les voyageurs, vaincus par le sommeil, laissent tomber la plume. Et puis le lecteur est pressé, il faut le tenir en haleine et offrir à ses regards impatiens une série non interrompue de tableaux qui le captivent ; d’ailleurs c’est pour lui que l’on écrit, et non pour soi. Il importe de provoquer chez lui ces mouvemens de surprise et d’éblouissement contre lesquels on a eu soin de se tenir en garde.

Il y a donc dans la Vallée du Nil beaucoup d’art et d’habileté. Dans les descriptions, qui sont toujours courtes, on retrouve cette alliance de la poésie et de la peinture qui est un des traits caractéristiques du style de notre époque. Rien de vague ni de confus, par suite beaucoup de précision et point de rêverie. Les auteurs semblent s’être inspirés de Decamps plus que de Marilhat. Les lignes de leurs paysages se déroulent avec fermeté, et les plans y sont indiqués avec une grande netteté : c’est bien là le ciel splendide de l’Egypte que le soleil embrase de ses feux, et ces coins d’ombre opaque où le fellah vient dormir ; mais on aimerait à sentir le souffle de la mélancolie passer, comme une fraîche brise, à travers les palmiers qui se profilent à l’horizon. Que voulez-vous ? les générations nouvelles, contemporaines des chemins de fer, de la navigation à vapeur, du télégraphe électrique et des publications illustrées, ont perdu le sentiment de la distance et de l’inconnu, qui agissait jadis d’une façon si puissante sur les imaginations. Il n’y a plus rien d’imprévu pour elles, et la pensée de l’isolement ne vient point altérer la sérénité de leur cœur. Devant les palais d’Aménophis et de Sésostris, le voyageur moderne n’éprouve plus cette épouvante secrète qui se reflétait jusque dans les gravures plus ou moins correctes qui nous les retraçaient. Désormais on est trop fin pour se laisser prendre au mirage, trop savant pour être dupe des apparences. Est-ce à dire cependant que les auteurs de la Vallée du Nil restent indifférens à la vue des grands spectacles qui frappent leurs regards ? Non certes, mais, comme ils sont parfaitement maîtres d’eux-mêmes et que l’enthousiasme ne leur donne point le vertige, ils ont le coup d’œil sûr. Il règne dans tout leur récit un ton dégagé et souriant qui ne touche jamais à l’emphase ; en y regardant de près, on y trouverait même une pointe de scepticisme qui se trahit en plus d’un passage. L’esprit français est ainsi fait, il ne veut