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que les Anglais l’aiment encore mieux sous ce simple bandeau de mousseline tuyautée que sous la couronne. Quelques-unes de ces veuves ont encore les hautes couleurs, l’embonpoint de la jeunesse et cet œil vif qui n’annonce point les deuils éternels ; leur qualité de rentière pourrait d’ailleurs bien leur attirer un consolateur ; d’autres au contraire, maigres, jaunes, rongées de soucis et de chagrins, se glissent comme des ombres dans la foule, reçoivent quelque petite somme, 16 ou 17 shillings, et disparaissent. Plusieurs vieilles femmes viennent avec leur fille, comme pour l’associer à un moment de joie. Les Anglais, et il devait en être ainsi, sont les seuls qui aient compris la poésie de l’argent et qui aient donné comme un sentiment aux écus. Sous ces dividendes reçus, il y a en effet toutes les sympathies de la famille, le souvenir d’un aïeul, la consolation d’assister une sœur ou un frère dans le besoin. Tout cela répand un rayon de soleil sur les figures, surtout au moment où est délivré le bienheureux cheque.

Comme plusieurs des vénérables matrones arrivaient avec de grands sacs de cuir noir sous le bras, je m’attendais à ce que ces sacs allaient se remplir d’or et d’argent ; en cela du moins, mon espérance fut trompée : leur compte se réduisait le plus souvent à quelques souverains qu’elles se gardaient bien d’engloutir dans ces vastes réceptacles. Quelques-unes se retiraient alors vers l’un des bancs qui occupent un coin de la Rotonde, et là ajustaient leur argent dans une des cachettes les plus intimes de leur vêtement suranné. Cette précaution n’est point inutile : le miroitement de l’or attire les voleurs, et des agens de police (detectives) veillent dans la salle à ce que l’argent ne sorte point des poches au moment où il vient d’y entrer. Parmi les rentiers, il y en a beaucoup qui viennent de loin ; on les reconnaît tout de suite à leur habit rustique, à leurs gros souliers et au bâton qu’ils tiennent à la main. Pèlerins d’un nouveau genre, ils visitent volontiers Threadneedle-street une ou deux fois par an. La vue de ces créanciers nationaux fait d’ailleurs songer volontiers aux chapelles et aux fontaines miraculeuses. Il y a parmi eux des malades, des boiteux, des paralysés, des infirmes, des vieillards décrépits aux regards vitreux. Je n’affirmerai point que cette piscine de l’or les guérisse, mais elle les aide du moins à supporter les souffrances de la vie.

L’époque du paiement des rentes exerce une influence heureuse sur le commerce de Londres. Ce n’est point en vain que les boutiques de la Cité ou du West-End étalent alors tant de séductions devant les yeux d’une personne qui vient de toucher son dividende. Plusieurs des rentiers ou des rentières arrivent d’ailleurs de la campagne ; c’est une raison de plus pour rapporter quelque souvenir de la métropole. Qui n’a entendu dire que les objets de toilette étaient