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que amas de fictions on d’erreurs ? Tantôt l’auteur supprime les choses connues, tantôt il invente à tort et à travers ce qu’on ne saura jamais. Il y avait bien d’autres dieux que Tanit et Moloch dans la Babel phénicienne, puisque d’après les critiques sémitisans Eschmoûn signifie le huitième, le huitième des grands dieux de Carthage. Il vous a paru commode de réduire l’Olympe punique à ces deux figures, d’opposer la Vénus à demi ascétique au minotaure toujours affamé, les prêtres-eunuques aux prêtres gorgés de sang, Tanit à Moloch. Rien de mieux, si vous faites œuvre de poète et non œuvre de pédant. Que m’importe en effet cette mythologie quand je cherche une étude vivante des passions humaines ? Malheureusement, au lieu de vous emparer de mon imagination et de mon cœur, romancier inhabile, vous me jetez malgré moi dans les investigations érudites, vous me forcez de consulter les maîtres, et ceux-ci, quand je viens de m’instruire auprès d’eux, que me disent-ils ? Gesenius, l’illustre orientaliste, me parle d’une déesse à laquelle sont dédiées plusieurs des inscriptions votives de Carthage ; elle s’appelait, dit-il, Tholath, et paraît correspondre à la Junon des Hellènes. Où est-elle dans votre tableau de la cité marchande, la déesse aux grands yeux qui eût fait briller dans ce ciel d’airain la lumière d’une civilisation plus douce ? Carthage, par sa domination en Sicile, n’avait pas été mêlée si longtemps à la vie des Hellènes sans recevoir quelque chose de leur génie. À côté des traditions féroces qui avaient résisté à Gélon, il y avait des transformations inévitables. Les maîtres du commerce, les hommes qui possédaient les grandes îles de la Méditerranée, la Sicile, la Sardaigne, et qui, par les côtes d’Espagne, s’étendaient chaque jour vers le nord, pouvaient bien être rusés, cupides, corrompus, et trahir sans scrupule la parole jurée ; ce n’étaient pas certainement de stupides fanatiques enfermés à jamais dans des superstitions atroces. Ils avaient vu de trop près les autres peuples pour n’en pas subir les influences diverses. Soyez sûr que la culture hellénique, sous une forme ou sous une autre, avait pénétré chez ces opulens seigneurs africains. Plutarque nous apprend que dans Rome, à l’entrée du circus maximus, on voyait encore de son temps une statue d’Apollon apportée de Carthage après le sac de la ville[1]. On l’avait trouvée assez belle pour décorer la cité des vainqueurs, et on la conservait même sous l’empire, au milieu des chefs-d’œuvre de l’architecture et de la statuaire. Où est l’Apollon de Plutarque dans la ténébreuse Carthage de M. Flaubert ? Certes l’objection n’aurait aucune valeur, si elle s’adressait à l’œuvre d’un poète, d’un conteur ému ; dirigée contre les prétentions du roman archéologique, elle garde toute sa force.

  1. Voyez Plutarque, Vie de Flaminius, chap. I.