Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/857

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Spendius est toujours là, soufflant la guerre et attisant le feu qui dévore le Lybien. Il sait que, d’après les croyances puniques, la fortune de la cité est attachée au voile de la déesse Tanit, à ce mystérieux zaimph que nulle créature humaine ne peut toucher ou voir sans périr. Une nuit, à travers mille dangers, il entraîne Mâtho dans Carthage, et, pénétrant au fond du sanctuaire redouté, il enlève le voile de Tanit. Mâtho, qui se croit invulnérable, ne veut pas quitter la ville sans avoir revu Salammbô ; en vain Spendius le conjure de renoncer à ce téméraire caprice qui va tout perdre, l’esprit ne déchaîne pas impunément les forces rugissantes de la matière : l’Africain s’élance, gravit les escaliers du palais, se glisse à pas de loup chez la jeune fille, l’aperçoit endormie, la joue dans une main, l’autre bras déplié, et sa chevelure si abondamment répandue autour d’elle qu’elle paraissait couchée sur des plumes noires. Immobile, éperdu, il contemple l’apparition merveilleuse, et quand Salammbô s’éveille, quand l’horreur succède chez la mystique vierge au premier éblouissement que lui a causé le voile divin, quand elle repousse Mâtho, quand elle appelle au secours, quand les esclaves accourent armés de leurs casse-tête, Mâtho, accompagné de Spendius, s’élance de nouveau par la ville, et au milieu d’une population folle de rage, à travers les imprécations impuissantes et les flèches mal lancées, il arrive triomphant aux portes des remparts, car le voile de Tanit le protège. La fortune de Carthage est partie avec le talisman sacré. Dès lors tout réussit aux mercenaires, Hannon est vaincu, la faction des marchands est obligée de rappeler Hamilcar et de lui donner le commandement de l’armée. Déjà pourtant les rebelles ont mis le siège devant Carthage. Que va devenir la république, si le manteau de la déesse reste aux mains des barbares ? Dans l’exaltation de sa douleur, poussée par les conseils d’un prêtre-eunuque et aussi par un mystérieux instinct qui la trouble, Salammbô va trouver Mâtho sous sa tente, comme Judith a visité Holopherne, et lui reprend, on devine à quel prix, le zaïmph étincelant. Désormais Carthage est sauvée. Il y a encore pour elle bien des alternatives à traverser et pour le lecteur bien des atrocités à subir ; tout est fini cependant. Les mercenaires vont être écrasés dans le défilé de la Hache, Autharite et Spendius vont périr sur la croix. Mâtho, pris d’un coup de filet comme une bête fauve et amené vivant dans Carthage, est livré au peuple, affamé de vengeance. Il agonise au milieu des plus effroyables supplices, et Salammbô, à la vue de ce malheureux qui n’est plus qu’une longue forme rouge, Salammbô, qui s’est donnée à lui par fanatisme, sent tout à coup qu’elle l’aime. Au moment où il tombe, elle meurt.

Quelles émotions, quelles peintures vivantes M. Flaubert a-t-il