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juge. Or à propos de Notre-Dame de Paris, Goethe jeta un cri qu’il faut citer, bien que le grand poète fût certainement injuste pour l’œuvre si pleine de passion et d’énergie juvénile qu’il venait de lire. Je détourne ces paroles trop sévères, je les applique à Salammbô, et voyez comme elles se transforment en vérités accablantes ! « Je n’ai pas eu besoin d’une médiocre patience, disait Goethe, pour supporter le supplice que m’a infligé cette lecture. C’est le plus horrible livre qu’on ait jamais écrit ! Et l’on n’est pas dédommagé des tortures qu’il vous cause par la joie que pourrait faire éprouver la représentation exacte de la nature humaine, des caractères humains ; non, tout au contraire, la nature et la vérité sont absentes de ces pages. Les prétendus acteurs que l’écrivain met en scène ne sont pas de chair et de sang, ce sont de misérables marionnettes qui vont et viennent à sa fantaisie et auxquelles il fait exécuter toute sorte de grimaces et de contorsions. Quel temps que celui où un tel livre est possible, bien plus, où on le supporte, où on y prend plaisir[1] ! » Ainsi parlerait Goethe à M. Flaubert, s’il revenait un instant parmi nous. Ce n’est pas une conjecture ; j’atténue au contraire l’expression de la colère poétique sur les lèvres du vieux maître : s’il a porté ce jugement sur Notre-Dame de Paris de quels termes se serait-il servi pour condamner Salammbô ?

On dit qu’à défaut de la passion vivante nous devons apprécier ici la force, et moi, je demande où est la force sans la pensée. Cet homme qui, sur la place publique, raidit ses bras, tend ses muscles et soulève des poids énormes, les passans l’admirent pour sa vigueur. Artiste sérieusement ambitieux, ce n’est point de cette admiration-là que M. Flaubert est jaloux. Il faut le lui dire pourtant : la puissance qu’il déploie est stérile. Quand je vois l’auteur de Salammbô, tantôt pour reconstruire Carthage, tantôt pour conduire au combat les multitudes féroces, s’agiter, se démener, accumuler les détails, ajouter traits sur traits, figures sur figures, et prolonger des énumérations sans fin, je ne puis m’empêcher de penser à cette histoire de Diogène si plaisamment contée par Rabelais. Philippe de Macédoine se disposait à attaquer les Corinthiens ; aussitôt, dans la ville, chacun se mit à l’œuvre pour la défense commune. « Diogène, les voyant en telle ferveur ménage-remuer, et n’étant par les magistrats employé à chose aucune faire, contempla quelques jours leur contenance sans mot dire ; puis, comme excité d’esprit martial, ceignit son manteau en écharpe, retroussa ses manches jusqu’au coude, roula vers une colline voisine le tonneau qui pour maison lui

  1. Goethe s’exprimait ainsi le 27 juin 1831, dans un entretien avec Eckermann.