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et que la prétention d’établir entre eux l’égalité sociale, en dépit des inégalités naturelles, aboutit, comme l’ont reconnu les logiciens conséquens de l’école, à la folle tentative d’abolir à chaque génération l’hérédité des biens et des noms, c’est-à-dire la propriété et la famille, c’est-à-dire la société elle-même? Le bon sens ne condamne-t-il pas également la prétention de la majorité numérique à la possession exclusive du pouvoir légitime, et celle de chaque individu à n’obéir qu’à des lois qu’il ait consenties? Dans les sociétés les plus démocratiques et les plus libres, républicaines aussi bien que monarchiques, ces prétendus principes ne reçoivent-ils pas, à chaque instant, des faits et de la raison publique, les plus éclatans démentis? Et pourtant ces grossières erreurs ont été, sont et seront toujours puissantes et redoutables, tant l’esprit humain se laisse aisément duper par ce qui plaît aux passions humaines! tant les passions humaines sont ardentes à se saisir des idées qui les aident à se légitimer en se satisfaisant!

Jamais ces idées n’ont donné une plus terrible démonstration de leur puissance que dans la révolution française; jamais leur impérieuse logique n’a plus rapidement entraîné des conséquences plus énormes et plus imprévues. L’histoire du monde n’offre aucun exemple d’un contraste pareil entre les premiers pas et le développement soudain d’un grand événement, entre les perspectives de la veille et les spectacles du lendemain. Quels espaces, quels abîmes de 1789 à 1793 ! Et il a fallu à peine quatre années pour que la grande société française parcourût ces espaces et tombât dans ces abîmes, quand elle se croyait à la porte d’un paradis créé de ses propres mains !

Comment se fait-il que cette catastrophe, incroyable si elle n’était réelle, n’ait pas laissé uniquement et universellement une impression d’effroi et d’horreur? Comment tant de crimes atroces, de folies absurdes et de douleurs inouïes, tant et de si révoltans outrages à la conscience humaine, au cœur humain, au bon sens humain, ont-ils pu être si étrangement palliés et presque excusés, que dis-je? si magnifiquement enveloppés dans des récits et des tableaux qui frappent et séduisent l’imagination au point d’étouffer le jugement et le sens moral? Et qu’on ne dise pas qu’on a condamné ces faits tout en les colorant de la sorte : les paroles ne sont rien en elles-mêmes; leur valeur réside dans la signification qu’y attachent ceux qui les entendent ou les lisent, dans l’effet qu’elles produisent sur les âmes et la disposition où elles les laissent. Que sert la condamnation des actes, si elle se perd dans la glorification des acteurs? Les personnages ainsi célébrés ne se prêtaient guère à de telles apothéoses; la plupart n’étaient, à vrai dire, que des hommes médiocres et vulgaires, d’une violence brutale ou d’une