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Penchée vers la chenille, Katenka fit tout juste ce mouvement prohibé ; au même moment, la brise souleva le léger fichu qui abritait la blancheur de son cou. Or son épaule était à portée de mes lèvres : elles s’y posèrent en même temps que mes yeux s’y arrêtaient. La belle enfant ne se retourna point, et Voloda, sans lever la tête, dit simplement, avec un accent dédaigneux : « Que de tendresse ! » Je sentis mes yeux se gonfler de larmes ; mais je ne pouvais cesser de regarder Katenka. J’étais habitué dès longtemps à son frais et blond visage, et je l’avais aimée depuis que je la connaissais ; mais je la regardais cette fois avec plus d’attention, et j’éprouvais pour elle plus d’affection que jamais.

De retour auprès des « grandes personnes, » nous apprîmes, à notre grande joie, que, sur les instantes prières de maman, le départ était remis au lendemain. Nous revînmes, escortant la calèche. Voloda et moi, nous faisions assaut de hardiesse et d’adresse équestres. Mon ombre me semblait plus longue que je ne l’avais jamais vue, et je me flattais, sur son témoignage, d’être devenu un cavalier de fort belle taille ; mais mon orgueil et ma joie furent troublés par un léger incident. Voulant éclipser Voloda aux yeux de toutes les personnes assises dans la calèche, je restai un peu en arrière ; puis, à grand renfort de fouet et d’éperon, je lançai mon cheval en avant, conservant une attitude aisée, noble, gracieuse, qui devait enlever tous les suffrages quand je passerais le long de la portière où j’avais vu Katenka se pencher. Je me demandais seulement s’il était mieux de garder le silence ou de pousser un joyeux hourrah ; mais le maudit cheval, une fois arrivé de front avec ceux de la calèche, fit halte malgré que j’en eusse, et si brusquement que je quittai la selle pour aller m’installer à califourchon sur sa crinière, — où je faisais, j’en ai peur, une assez pauvre figure.

En rentrant, ma mère se mit au piano. Nous autres enfans étions autour d’une table avec du papier, des crayons et une boîte à couleurs, occupés à peindre. Je n’avais malheureusement qu’un seul pain, et il était bleu ; mais je n’hésitai pas à tenter de reproduire les principaux incidens de la journée. Un enfant bleu sur un cheval bleu, suivi de chiens bleus, cela ne m’arrêta pas un instant, et la feuille de papier elle-même devint une mer bleue que je finis par mettre en pièces, après quoi j’allai dormir dans un grand fauteuil, aux doux accords de la Sonate pathétique de Beethoven. Cet air-là et le second concerto de Field (les deux airs favoris de ma mère) éveillaient en moi un sentiment qui ressemblait à une réminiscence, réminiscence tellement vague qu’elle semblait venir de quelque passé chimérique.

À moitié endormi, je vis entrer dans le cabinet, dont la porte se trouvait en face de moi, l’intendant Jacob, suivi de plusieurs per-