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long, pâle, maladroit, mal vêtu, craintif, avec ses yeux d’oiseau et sa bonne physionomie placide, n’avait rien de très attrayant. On ne prenait pas garde à lui, si ce n’est de temps en temps pour s’en moquer. Seriosha était coutumier du fait. Ilinka l’admirait autant que je l’admirais moi-même, et s’extasiait devant ses prouesses gymnastiques. — Essayez, voyons ! ce n’est pas difficile, lui dit Seriosha certain jour qu’il venait de nous donner la comédie en se perchant, la tête en bas, sur plusieurs dictionnaires de Tatischef, dont il s’était fait un piédestal, et du haut desquels il faisait tourner ses jambes dans tous les sens. Grap rougit, et déclara qu’il ne pourrait Jamais réaliser de telles prouesses ; mais Seriosha l’avait déjà pris par le bras, et, obéissant à ses signes impérieux, nous entourions la pauvre victime. — Tête en bas, tête en bas ! criait-on de tous côtés.

— Laissez-moi, vous allez me déchirer ! gémissait Ilinka, devenu très pâle… — Nous mourions de rire, et la malheureuse jaquette verte craquait déjà sur toutes les coutures. Voloda et l’aîné des Ivins maintenaient la tête de notre souffre-douleur sur les dictionnaires empilés, Seriosha et moi relevant ses jambes grêles qu’il agitait vainement de tous côtés. Il ne se plaignait plus et ne soufflait mot ; mais sa respiration pénible indiquait la souffrance, et je commençais à ne plus trouver ce jeu si comique. Tout à coup, en agitant ses pieds dans toutes les directions, l’infortuné Grap atteignit à l’œil Seriosha, qui, pleurant malgré lui, lâcha aussitôt sa jambe, mais lui détacha un coup violent. Ilinka retomba presque mort sur le parquet, et, suffoqué par les larmes, bégaya ces mots :

— Pourquoi me tyranniser ainsi ?

Ses yeux ruisselans, sa tête échevelée, le désordre de ses vête- mens, sa pâleur, sa voix lamentable, nous allaient au cœur. Nous nous taisions, essayant, mais en vain, quelques sourires. Seriosha fut le premier à se remettre. — C’est une petite fille ! Allons donc !… Pas moyen de jouer avec une poupée pareille !… Lève-toi, voyons !… — Et il le poussait du pied.

— Je vous dis que vous êtes un méchant ! répondit Ilinka, se détournant avec amertume et continuant à sangloter.

— Quoi ! me prêcher et me garder rancune ? cria Seriosha.

Alors, s’armant d’un gros dictionnaire, il le lança au pauvre diable, qui, sans chercher autrement à éviter le coup, protégeait simplement son visage avec ses mains. — Voilà pour t’enseigner à bien prendre la plaisanterie, continua Seriosha, riant d’un rire cruel.

Je regardai Ilinka gisant à terre, la tête cachée dans le dictionnaire et sanglotant, comme si, d’un peu plus, il allait mourir dans des convulsions. — Oh ! Serge, qu’avez-vous fait ? m’écriai-je.

— Allons, vous aussi ? reprit-il… L’autre jour, ai-je pleuré quand j’ai failli me casser la jambe contre cet arbre ?