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voyez. Mimi me fit mettre au lit. Le lendemain, la fièvre était très forte. Le bon Ivan Vasilitch vint alors, et ne m’a plus quittée depuis. Il affirme qu’il me guérira. Je l’entends en ce moment dans le divanoï[1], d’où il ne sort guère, raconter des histoires allemandes aux petites filles, qui éclatent de rire à chaque minute.

« La « belle Flamande, » — comme vous l’appelez, — est chez moi depuis quinze jours, sa mère étant allée quelque part en visite, et me témoigne par ses soins assidus la plus sincère affection. Elle me confie tous ses secrets, et j’ai bien peur que tant de beauté, tant de jeunesse, un cœur si chaud, ne la mettent en grand péril, vu les circonstances où elle se trouve. Si je n’avais pas déjà tant d’enfans à moi, je serais tentée de l’adopter. — Lubotshka voulait vous écrire ; mais, après avoir gâté trois belles feuilles de papier, elle y a renoncé : Papa est si moqueur ! m’a-t-elle dit. Katenka est toujours charmante, Mimi bien bonne, mais bien ennuyeuse.

« Parlons affaires maintenant… Vous êtes à court cet hiver, et me demandez de disposer des revenus de Chabarovska. La belle requête ! Ce qui m’appartient n’est-il pas vôtre ? Vous êtes si bon que vous me cachez toujours vos désastres, afin de ne pas m’affliger ; mais je devine que vous aurez été malheureux au jeu, et vous avez peur que je ne m’en fâche. Arrangez vos affaires le mieux possible, et nous y penserons aussi peu que nous pourrons. Ne vous en tourmentez pas autrement. Je n’ai jamais compté sur ce que vous pouvez gagner, et vos gains ne m’ont pas plus causé de joie que vos pertes ne m’ont affligée. Je regrette seulement de vous voir cette passion, qui me prive d’une part de votre amour, et m’oblige parfois, — aujourd’hui par exemple, — à vous faire entendre des vérités amères, ce qui m’attriste au dernier point.

« Le calice que je voudrais voir écarter de mes lèvres, ce n’est pas la pauvreté, — la pauvreté m’effraie peu, — c’est la nécessité terrible où je pourrais me trouver, si les intérêts de nos enfans (intérêts que je suis tenue de défendre) se trouvaient un jour en désaccord avec les nôtres. Voilà ce qui est odieux à penser ! Voilà quelle croix Dieu nous a imposée, à vous comme à moi… Jusqu’à présent, il a écouté mes prières,… nous n’avons pas été obligés de toucher à ce qui n’est pas à nous… Mais si cela jamais arrivait !…

« Vous revenez encore sur cette idée de mettre les enfans en pension. C’est notre vieille querelle. Vous savez quelles objections je fais valoir contre ce genre d’éducation. J’ignore si nous en viendrons à être d’accord là-dessus, mais promettez-moi cependant, soit que je vive, soit que Dieu nous sépare, de ne jamais prendre ce parti.

« Le printemps débute bien. Les grandes fenêtres du balcon sont ouvertes. Le chemin de l’orangerie est parfaitement sec, et les pêchers sont en fleur : çà et là quelques restes de neige ; mais les hirondelles arrivent. Lubotshka m’a déjà fait un petit bouquet. Le docteur prétend que d’ici à trois jours je serai mieux, et en état de prendre l’air à ce beau soleil d’avril. Adieu, bon ami, n’allez pas vous alarmer. Et revenez-nous bien vite ; vous manquez ici à tout le monde… »

  1. Chambre où, le long des mars, sont placés des divans. On y prend le thé.