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rent élus par les quartiers populaires de Paris, par ces quartiers qui sont restés comme des personnifications enflammées de la révolution française, de ce Paris qui a toujours absorbé en lui le génie de la France, et qui, sous tous les régimes, débordant ou contenu, n’a jamais cessé d’être une véritable république. Ils étaient les représentans d’un parti que les contemporains, dans un mouvement de poétique effroi, désignèrent par la couleur du feu et du sang : ils étaient rouges ! — Je me figure la curiosité palpitante du Michelet de l’avenir lorsque, au moment de débrouiller ce bizarre mystère des cinq, il portera une main gourmande sur les volumes du Moniteur qui transmettront à la postérité les momies de l’éloquence de ce temps-ci. Dérouté, stupéfait, il subira l’influence de l’étrange contraste dont nous voulons parler. En face de la politique stationnaire de nos ministres-orateurs, les discours de nos rouges prendront à ses yeux l’aspect d’une modération imprévue et incroyable ! De deux choses l’une, ou l’historien futur nous jugera en nous comparant à nos prédécesseurs et à la tradition française, ou il nous jugera avec les idées de son temps. S’il nous compare à nos pères, à nos maîtres, à cette mâle lignée qui va de Mirabeau à Royer-Collard, quel mécompte ! De quoi auront l’air à ses yeux nos rouges de 1863, présentant sous la forme la plus adoucie, avec toute sorte de précautions de langage, réduites à l’état de milk and water, ces grandes vérités politiques que nos maîtres nous signifient depuis quatre-vingts ans d’une voix d’oracle et avec des accens de tonnerre ? Si l’historien nous juge avec les idées de son temps, que seront devenues à ses yeux les hardiesses du nôtre ? car nous sommes de trop bons courtisans pour ne pas croire avec l’empereur que l’avenir appartient à la liberté à l’anglaise, et non à l’autocratie à la russe. On aura donc été audacieux en 1863, on aura été révolutionnaire, on aura été rouge, et on n’aura été que cinq parce qu’on aura proposé quelques principes qui furent des lieux-communs dans le passé et qui ne seront plus pour l’avenir que des vérités triviales, parce qu’on aura soutenu que la vérité du suffrage universel réclame la liberté électorale et tout le cortège des libertés politiques qui sont les conditions nécessaires ou les attributs naturels de la souveraineté populaire, parce qu’on aura prétendu dans le pays de Montesquieu que, même à l’égard de la presse, il faut maintenir la séparation du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif, parce qu’on aura cru que la France doit être guidée dans sa politique extérieure par les principes que la révolution devrait avoir fait prévaloir dans sa politique intérieure ; qu’il ne lui sied ni en Italie de maintenir un pouvoir théocratique contre les vœux d’une nation, ni au Mexique d’aller renverser un gouvernement par une intervention étrangère, ni aux États-Unis de favoriser indirectement une séparation fomentée par l’esclavage, et qui tend à détruire une république dont la création, le génie et l’exemple ont en 1789 si puissamment encouragé l’émancipation de la France, ni enfin, dans nos relations avec une puissance despotique comme la Russie, d’oublier les