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manière insuffisante ou la langue que nous parlons ou la langue du pays, il rendra mal notre pensée, et ne nous donnera que des renseignemens inexacts et tronqués; si, comme il arrive le plus souvent, il est raïa, c’est-à-dire sujet turc non musulman, il n’osera pas traduire mot pour mot les reproches souvent très vifs qu’il faut savoir adresser aux autorités turques, et, comme Balaam, il bénira quand on l’aura chargé de maudire. Un bon drogman est chose presque introuvable, comme l’atteste un dicton populaire à Péra : « Les trois fléaux de Constantinople, ce sont les incendies, la peste et les drogmans. »

Quant au gendarme qui devait nous escorter, ses fonctions étant moins complexes et moins importantes, il y avait plus de choix; mais là aussi il eut été imprudent de se décider à la légère. Il fallait trouver un Turc, mais un Turc qui eût fréquenté les Européens sans prendre leurs vices, qui eût conservé la droiture et la fidélité naturelles à sa race, et qui en même temps eût un peu perdu, sinon de sa religion, au moins de ses préjugés et de ses antipathies religieuses. J’allumai donc ma lanterne, et m’en allai frappant à toutes les portes pour trouver un cavas et un drogman modèles.

Les candidats ne manquaient pas, surtout pour cette dernière place. Enfin, après bien des allées et venues, bien des questions et des enquêtes, j’arrêtai un drogman et un cavas nommés Charles Michel et Méhémed-Aga. Accompagnés de ces deux serviteurs et traînant après nous un assez lourd bagage, nous partîmes de Constantinople, le 2 mai, par le bateau à vapeur de Nicomédie. En deux mois, nous vîmes une partie de la Bithynie et de la Mysie, le nord de la Phrygie et de la Galatie occidentale. Pour nous, comme pour les deux hommes que nous voulions voir à l’œuvre avant de nous enfoncer au centre de l’Asie-Mineure, ce n’était encore là qu’un voyage d’essai. L’épreuve fut favorable. MM. Guillaume et Delbet s’étaient aussi vite accoutumés que moi-même à cette vie nouvelle, si rude et si charmante : l’un et l’autre restaient maintenant, sans sourciller, douze heures à cheval, et dormaient à terre comme des bienheureux, roulés dans leur couverture, sans autre oreiller que leur selle. La saison d’ailleurs avait été exceptionnellement fraîche, et nous n’avions pas souffert de la chaleur dans la région boisée où nous nous étions tenus pendant presque tout le cours de cette excursion. Enfin j’avais eu la main heureuse, et nos deux serviteurs étaient de braves gens, à qui déjà nous étions attaches.

Notre drogman, Charles Michel, ne payait pas de mine; il avait à peu près soixante-dix ans : il était court, trapu, assez mal bâti; il louchait, et ses sourcils épais, son fez enfoncé jusque sur les yeux, sa barbe blanche toujours en désordre, lui donnaient quelque chose