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triste parodie de la cloche : c’est une planche de bois, doublée d’une feuille de métal, sur laquelle le sonneur frappe à grands coups avec une espèce de marteau. Les Turcs, jusqu’à ces derniers temps, ne permettaient pas les cloches aux chrétiens. Il fallait pourtant que les chrétiens, puisqu’on les laissait vivre et exercer leur culte, possédassent un instrument quelconque de signaux, que le prêtre eût les moyens d’annoncer à ses ouailles les heures de la messe et des autres offices. La simandra fut donc adoptée par les Grecs et tolérée par leurs maîtres : dans le bruit sourd qu’elle produit, malgré toute la force déployée, il y a quelque chose d’humble et de timide qui convenait bien à la situation des chrétiens et qui ne pouvait blesser les superbes oreilles des musulmans. Maintenant en Turquie c’est l’ambition de toute communauté arménienne ou grecque, dès qu’elle se sent quelque richesse et quelque force, de remplacer la simandra par la cloche. Dans les grandes villes, sur les côtes, là où il y a des consuls, où les Francs sont nombreux, ce changement s’est déjà presque partout accompli ; mais dans l’intérieur la chose est plus difficile : là les chrétiens, si par une imprudente manifestation ils soulevaient contre eux l’ombrageux fanatisme des mahométans, ne pourraient compter, pour échapper aux fureurs populaires, ni sur eux-mêmes (ils n’ont point d’armes, et, en trouvassent-ils, ils ne sauraient ni n’oseraient s’en servir), ni sur l’autorité, à qui manquent et la volonté et les moyens de faire respecter l’ordre. Il faut donc là tâter adroitement et patiemment son terrain, préparer par des hardiesses prudentes et graduées le grand coup qu’on veut frapper, se ménager à beaux deniers comptans des appuis parmi les musulmans eux-mêmes. On a, depuis quelque temps déjà, obtenu de Constantinople (ce n’est pas le plus difficile) le firman nécessaire; quand on croit donc avoir pris toutes les précautions possibles, mis toutes les chances de son côté, on se décide à suspendre et même à sonner la cloche, et alors il arrive parfois que, malgré les permissions obtenues et les mesures prises, malgré les appuis intéressés sur lesquels on pensait pouvoir compter, la populace turque, au premier bruit de cette cloche qui semble sonner la fanfare d’une victoire des chrétiens, s’ameute, se précipite sur l’église, insulte les prêtres et les fidèles, détache la cloche et l’emporte en triomphe, la traîne dans la boue par les rues de la ville[1]. Quand, il y a deux mois, nous passâmes par Sivri-Hissar, les Arméniens de cette ville se préparaient, non sans quelque inquiétude, à tenter l’aventure. Ils avaient le firman, leur cloche était déjà achetée à Constantinople,

  1. Voyez, dans la Presse d’Orient du 22 janvier 1857, le récit de scènes de ce genre qui eurent lieu, à propos d’une inauguration de cloche, dans la ville de Sistowa, en Bulgarie.