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Le vieux Roch entre tous!... Épiez-le ce soir,
Près de sa femme en pleurs vous le verrez s’asseoir
Sombre et découragé, mais fier et digne encore.
Le jour tombe. — Ils sont seuls. — Jean Caillou dès l’aurore
D’un air mystérieux a quitté la maison;
Sylvine est à la ville et cherche du coton
De fabrique en fabrique. — Ils sont seuls. — Leurs visages,
Où les privations ont laissé leurs sillages,
S’empourprent aux rayons d’un clair soleil couchant.
Et Roch, à la lueur de l’astre déclinant,
Contemple tristement sa compagne de peine ;
Voilà vingt ans qu’ensemble ils supportent la chaîne
Des misères sans fins et des labeurs ingrats,
Et tandis que les ans affaiblissent leurs bras.
Cette chaîne toujours plus dure et plus pesante
Charge plus rudement leur vieillesse croissante...
Pour la première fois, Roch tremble et sent la peur
Tomber comme une nuit lugubre sur son cœur.
Sylvine cependant rentre pensive et triste.
Dans chacun de ses yeux, aux reflets d’améthyste,
Une larme limpide étincelle, et ces mots
Jaillissent de sa bouche au milieu des sanglots :
« Point d’ouvrage ! Partout des refus ! nul remède !
Et Dieu seul maintenant peut nous venir en aide. »
Le vieux Roch atterré jette un navrant regard
Sur son métier qui dort inutile, à l’écart;
Amère est sa douleur, elle éclate; il s’écrie :
« Bienheureux sont les morts! leur souffrance est finie.
La nuit du cimetière est plus douce à leurs corps
Que le jour des vivans. Bienheureux sont les morts! »
Et la mère au milieu de ses larmes murmure :
« Pourtant si l’on osait!... Au monde, j’en suis sûre,
Il est des cœurs humains que nos maux toucheraient ;
Si nous parlions, il est des mains qui s’ouvriraient... »
L’austère tisserand tressaille et se relève :
« Mendier? Ah ! dit-il, ce dernier coup m’achève.
Mendier! Pourquoi pas voler?... Mieux vaut mourir!
Puisque notre métier ne peut plus nous nourrir,
Nous n’avons rien à faire ici-bas... L’araignée,
Quand son fil est à bout, tombe et meurt résignée.
Mourons! » Mais en voyant leurs larmes redoubler :
« Ah ! mes pauvres enfans, je vous ai fait pleurer;
Je suis impitoyable, et mon orgueil m’égare!... »