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ou de l’incrédulité indifférente, mais avec toute l’insolence d’un cœur révolté :

Quoi! pour être pieux faut-il dans la poussière,
Un voile sur le front, adorer une pierre,
Ramper sur les parvis aux pieds des immortels,
Ouvrir ses bras tremblans devant tous les autels,
Les inonder du sang d’innocentes victimes.
Entasser sur des vœux des vœux pusillanimes?
Non, non, l’homme pieux, d’un cœur tranquille et doux,
Doit contempler le ciel sans craindre son courroux.

Chose digne de remarque, Lucrèce, malgré son incrédulité intrépide, n’est pas tout à fait exempt de cette crainte qui troublait les premiers hommes. Il semble qu’il n’ait pas été étranger à ce sentiment qui faisait dire à Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie!» Quelquefois, en présence d’une nuit étoilée, quand il réfléchit sur la régularité des grands mouvemens du ciel, il se demande si l’univers est vraiment un simple produit de la matière. A-t-il commencé, doit-il finir, comme le veut Épicure, ou bien, comme le pensent d’autres philosophes, serait-il un ouvrage des dieux, destiné à une durée éternelle? Il chasse bien vite cette idée d’un dieu créateur, comme si son âme était tentée par la superstition. Dans sa contemplation nocturne de la nature, il éprouve autant d’effroi à trouver un dieu que d’autres pourraient en éprouver à n’en trouver pas :

Lorsqu’on lève les yeux vers cette voûte sombre,
Ce ciel mystérieux semé de feux sans nombre,
Qu’on pense à ces flambeaux de la nuit et du jour
Qui sans se démentir accomplissent leur tour,
Alors par les soucis autrefois écrasée
Au fond de notre cœur une vieille pensée
Se réveille et soudain lève un front odieux :
« Peut-être, se dit-on, c’est le bras de nos dieux
Qui mène en sens divers ces astres sur leur route. »
Car notre esprit en proie aux caprices du doute
Ne sait si l’univers de lui-même est produit,
Ni s’il doit retomber dans sa première nuit.
Lorsque de ces grands corps l’imposante machine
Ne pourra plus suffire à l’effort qui la mine.
Ou s’il peut, soutenu par des dieux tout-puissans.
Supporter la fatigue éternelle du temps.

Puisque la simple contemplation d’une nature même paisible fait entrer dans notre esprit cette déplorable idée de la Divinité, il faut bien tenir son courage, car il n’est que trop d’occasions terribles où nous en aurons besoin. Que sera-ce quand nous assistons à des désastres, quand des villes sont renversées par des tremblemens de