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cette âme vaillante qui se meut dans le vide, qui respire encore dans le néant et qui promène dans son pâle royaume ses passions vivantes et son héroïsme impuissant? A en croire Lucrèce, la crainte d’une autre vie, loin de retenir les hommes, leur fait commettre tous les crimes. Comme on leur dit que dans les enfers ils ne trouveront que la Pauvreté et l’Ignominie et tous ces spectres odieux que la superstition donne pour cortège à la Mort, ils se hâtent, dans cette vie, de s’emparer des richesses et des honneurs, pour n’avoir pas à souffrir d’avance dans ce monde tous les maux qui leur sont assurés dans l’autre. Singulier raisonnement que nous laissons à Lucrèce, mais qui montre du moins que le poète croyait défendre les intérêts de la morale ! En dissipant les craintes de la vie future, il ne se propose pas, comme Lamettrie ou d’Holbach, d’ôter aux consciences leurs scrupules et un frein à la brutalité des passions. Ces tristes imitateurs n’ont pris à Lucrèce que ses argumens, sans lui emprunter son profond sentiment moral, et sont aussi loin de lui par la bassesse de leurs intentions que par la platitude de leur langage.

Voilà donc enfin Lucrèce affranchi de ses terreurs, heureux de n’avoir plus rien à craindre sur cet amas d’atomes agrégés par le hasard qu’on appelle le monde, en présence d’un ciel vide, sans espoir d’avenir, trouvant son bonheur dans sa tranquillité présente et dans la certitude, pour lui consolante, de son futur anéantissement. Que la logique d’un système matérialiste l’ait conduit à ces conséquences, il n’y a point là de quoi s’étonner; mais comment n’être pas surpris de sa joie triomphante? Je ne crois pas qu’aujourd’hui un philosophe pût se contenter d’une pareille doctrine, ou du moins y trouver des charmes et des consolations. Au XVIIIe siècle, un illustre disciple de Lucrèce, qui avait fait du poème de la Nature son manuel de morale, le grand Frédéric, offrant ses condoléances à d’Alembert après la mort de Mlle de Lespinasse, lui écrivait : « Quand je suis affligé, je lis le troisième livre de Lucrèce; c’est un palliatif pour les maladies de l’âme. » Mais lorsque, durant la guerre de sept ans, il avait eu lui-même besoin de réconfort, et que, pressé par trois armées russe, autrichienne et française, il songeait dans son désespoir à se délivrer de la vie, il répondit à d’Argens, qui lui conseillait à son tour de lire dans ses peines le poème consolateur : « j’ai lu et relu le troisième chant de Lucrèce, mais je n’y ai trouvé que la nécessité du mal et l’inutilité du remède... Voilà l’époque du stoïcisme; les pauvres disciples d’Épicure ne trouveraient pas à cette heure à débiter une phrase de leur philosophie. » Le fier épicurien, ou le voit, trouvait que la doctrine ne pouvait guère servir qu’à consoler les maux d’autrui. Il n’est point d’esprit élevé dans les temps