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et l’homme de la voiture, je n’ai pas entendu sa voix. Pourquoi cette obstination à me persuader que c’est le même homme ? Et ce que je me persuade à présent, que l’homme de la cascade est encore le même, a-t-il plus de consistance ? Mon père, tu m’as défendu d’être jaloux, tu m’as dit que c’était un outrage envers la personne aimée ; je n’avais donc pas reparlé à Lucie de cet inconnu… et… je ne veux pas croire que s’il y avait entre elle et lui quelque relation qui pût m’intéresser, elle ne me l’eût pas dit d’elle-même. Elle ne m’a rien dit, il n’y a rien, n’est-ce pas ? Je suis fou : c’est ce qu’il ne faut point ! Je t’embrasse et je vais tâcher de dormir tranquille ; mais pourtant quel rapport singulier entre les idées de cet homme et celles que Lucie a exprimées un jour devant moi ! Elle me demandait si l’on pouvait aimer Dieu de toute son âme en même temps qu’un objet terrestre… Oui, Lucie était dans ces idées-là, dans ces idées que je sens fausses, cruelles pour l’humanité, antireligieuses par conséquent ; mais les croyances de Lucie ont dû se modifier, puisqu’elle me témoigne une affection si vraie, puisqu’elle me laisse tout espérer ! Il me tarde d’être à demain, je veux la voir, je veux qu’elle s’explique… Je ne suis pas jaloux, mais…

Mais pourquoi ne le serais-je pas ? Non, mon père, cette jalousie ne l’outrage pas. Je sais très bien que Lucie est pure comme le soleil, et ce n’est pas sa conduite que je soupçonnerai jamais, car le jour où cela pourrait m’arriver, je sens que je ne l’aimerais plus. Ce qu’il m’est bien permis d’envier, c’est sa confiance entière ; — de redouter, c’est l’influence qu’un autre esprit que le mien pourrait avoir sur son esprit. Hélas ! jusqu’ici cette influence étrangère à moi et contraire à celle que je prétends exercer, elle l’a reçue de toutes parts, et je suis un intrus dans le sanctuaire de sa pensée… Pourquoi donc croirait-elle en moi ? Pourquoi m’aimerait-elle ? Mais elle m’a dit de revenir souvent, elle a chanté pour moi, elle m’a serré la main comme à un frère… Non, Lucie ne se joue pas de moi…

Et puis cet homme que je crains, cet homme dont ma jalousie se fait un ennemi, qui sait si je l’ai bien compris ? qui sait si, différent de moi par la pensée et les instincts, il ne m’est pas supérieur par le cœur ou par la vertu ? Tu m’as dit à Lyon un mot que je me rappelle : « que l’habit ne t’empêche pas d’étudier et d’apprécier l’homme qu’il couvre ! » Et cet homme, je dois reconnaître qu’il n’a rien de vulgaire et qu’il m’a été sympathique aujourd’hui en dépit de tout.

ÉMILE.
George Sand.

(La troisième partie au prochain n°.)